Quelle compagnie plus légitime que les Ballets de Monte-Carlo, en tant que lointaine héritière des Ballets Russes de Diaghilev, pour célébrer la mémoire de Nijinsky ? C’est sur la scène du Théâtre des Champs Elysées, salle associée à la création du Sacre du Printemps, œuvre mythique issue de la collaboration de Stravinsky avec le danseur-chorégraphe génial, que la troupe dirigée par Jean-Christophe Maillot a présenté aux Parisiens la soirée phare de sa saison.
Quatre chorégraphes d’aujourd’hui réinterprètent quatre ballets marqués par la personnalité hors norme de Nijinsky, créés entre avril 2011 et juin 2012, témoignages de la fièvre créatrice d’une époque où le ballet était avant-gardiste et réunissait autour de son berceau les plus grand artistes pour faire émerger une œuvre d’art totale. Cette ambition reste bien présente dans chacune des recréations de cette soirée, par ailleurs musicalement accomplie avec la présence dans la fosse de l’Orchestre Philharmonique de Monte-Carlo dirigé par Kazuki Yamada.
Jean-Christophe Maillot ouvre le bal avec Daphnis et Chloé porté par la partition atmosphérique de Ravel. De la pastorale grecque de Longus, il abandonne les péripéties romanesques pour centrer son propos sur l’initiation amoureuse des jeunes bergers Daphnis et Chloé : de protagonistes de l’intrigue, Dorcon et Lycénion deviennent les guides sur la route qui mène à la satisfaction physique de l’amour. Jean-Christophe Maillot est un maître dans l’art de la sensualité chorégraphique, et ses pas de deux sont des sommets du genre, ne cédant jamais à la vulgarité, saupoudrant d’humour les situations qui pourraient paraître scabreuses. Les personnalités de ses danseurs et le côté très physique de leur danse, une marque de fabrique de la troupe, s’y expriment merveilleusement, et notamment Marianna Barabás qui reprend avec brio les rôles de femme séductrice et forte imaginés pour Bernice Coppieters, la muse du chorégraphe. Faisant référence au riche héritage pictural laissé par Daphnis et Chloé, de la Renaissance Italienne à Chagall en passant par Boucher, la scénographie confiée au plasticien Ernest Pignon-Ernest fait défiler des esquisses de nus « in progress » en contrepoint des évolutions des danseurs. C’est très intéressant de comparer cette version de Daphnis et Chloé à celle chorégraphiée par Benjamin Millepied : ce sont deux versions « stylisées » de l’intrigue, mais la vision de Jean-Christophe Maillot est plus fidèle à l’esprit du texte et le plaisir de la narration est présent tout au long de la pièce, tandis que Benjamin Millepied s’est laissé guider par la musique pour un résultat esthétique qui manque un peu de vie.
Après l’entracte, l’ambiance se fait plus sombre avec 2 pièces qui réinventent des figures emblématiques, et hautement sensuelles, de la carrière de Nijinsky, le Faune et le Spectre de la Rose.
Sur la dizaine de minutes du Prélude à l’Après-Midi d’un Faune de Debussy, initialement chorégraphié et dansé par Nijinsky, Jeroen Verbruggen, ancien danseur des Ballets de Monte-Carlo, imagine Aimai-Je un Rêve ?, un duo mettant aux prises un jeune homme d’aujourd’hui (Benjamin Stone) avec une créature fantastique (Alexis Oliveira) entre Faune et chaman. Changement de point de vue par rapport à l’œuvre originelle, puisque le spectateur n’est pas plongé dans la rêverie du Faune, mais dans le rêve du jeune homme qui s’interroge sur sa sexualité. On reconnaît l’influence du style Maillot sur le chorégraphe, avec une danse masculine puissante et le refus de faire joli.
Dans Le Spectre de la Rose version 2009 chorégraphié par l’Allemand Marco Goecke, la douce rêverie romantique de la jeune fille de retour de son premier bal se transforme en une sorte de « trip » de sortie de club : la jeune fille fragile et délicate est maintenant une femme forte qui défie une multitude de partenaires potentiels, parmi lesquels se distingue un élu. Le langage chorégraphique de Marco Goecke, dont on peut par ailleurs découvrir une création à l’Opéra de Paris, est saisissant avec un travail des bras et de tout le haut du corps, alliant vitesse extrême et précision, qui met superbement en valeur les corps des danseurs. Le rêve éthéré de la chorégraphie originelle de Fokine avec les envolées spectaculaires du Spectre prend ainsi une connotation beaucoup plus viscérale, charnelle, comme une illustration de l’évolution des rapports amoureux en l’espace d’un siècle.
Le Suédois Johan Inger prend quant à lui le parti de transposer les amours malheureuses du Guignol russe, Petrouchka, pour la poupée ballerine du monde du théâtre de marionnettes à l’univers de la mode. Petrouchka, la Ballerine et le Maure deviennent ainsi des mannequins de plastique, sur lesquels le couturier démiurge façonne ses collections avant qu’elles ne soient montrées. Plus théâtral que les autres pièces de la soirée, ce ballet de poche fourmille d’idées de mise en scène. Emotion et rire cohabitent pour conclure un programme d’une grande cohérence et passionnant de bout en bout, ce qui est loin d’être gagné pour ce genre d’initiative.
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