Si Decadance a été un apéritif stimulant, la vraie rentrée du ballet de l’opéra de Paris est le programme Hommage à Jerome Robbins qui mobilise l’essentiel de la troupe et notamment l’ensemble de ses étoiles qui, pour certaines, n’avaient pas foulé le plateau du Palais Garnier depuis six mois. Ce programme s’inscrit dans une commémoration plus vaste du centenaire de la naissance du chorégraphe américain par le gotha mondial des compagnies de danse. Paris en avait déjà accueilli une étape lors des derniers Étés de la Danse avec la participation notamment du New York City Ballet et du Joffrey Ballet. Deux des chorégraphies présentées à Garnier, A Suite of Dances et Glass Pieces, figuraient d’ailleurs dans la programmation du festival estival. Elles sont ici accompagnées d’une entrée au répertoire, le premier ballet de Robbins, Fancy Fee et d’Afternoon of a Faun, une des premières œuvres du maître à intégrer le répertoire parisien.
Fancy Fee, créé en 1944, est un ballet qui, a l’instar du Rendez-vous de Roland Petit, est ancré dans son époque et sa géographie: les trois marins en quête d’une conquête d’un soir font partie du quotidien des New-yorkais. La partition jazzy d’un jeune compositeur du nom de Leonard Bernstein renforce ce parti-pris réaliste. Avec Fancy Fee, œuvre immédiatement très populaire, s’amorce aussi la carrière de roi du musical de Jerome Robbins, puisque le ballet servira rapidement de base à un hit de Broadway, On the Town. Il faut bien avouer que ce qui a fait le succès de Fancy Fee en 1944 n’a au mieux pour le spectateur de 2018, parisien de surcroît, qu’une saveur rétro.
Les danseurs de l’Opéra semblent néanmoins prendre beaucoup de plaisir à incarner ces tranches de vie d’une Amérique du passé. Pas d’étoiles du côté du trio de marins en goguette composé de Paul Marque, le rookie de la bande, Alessio Carbone, le séducteur hâbleur, et Alexandre Gasse, le bagarreur. Au cours de leur virée en ville mouvementée, ils croiseront le chemin de Valentine Colasante, faussement farouche, Dorothée Gilbert, glamourissime toute de parme vêtue, et de Roxane Stojanov, pin-up à la Lana Turner. Au fur et à mesure de ses prises de rôle, on découvre le tempérament artistique de Paul Marque, qui, en plus d’être un superbe technicien et styliste, démontre un certain « abattage » comique et réussit à exister dans son pas de deux avec une Dorothée Gilbert qui n’en finit pas de tutoyer les sommets.
L’intérêt chorégraphique de Fancy Fee réside dans l’imbrication d’une gestuelle associée à des situations triviales (je marche dans la rue, je m’accoude à un bar, je jette un chewing-gum) avec des parties dansées s’appuyant sur un vocabulaire essentiellement classique, une constante du style Robbins à venir, y compris dans des pièces plus abstraites.
Justement, la deuxième œuvre de la soirée, le court solo A Suite of Dances, pièce tardive de Jerome Robbins, créée en 1994 pour le génial Mikhaïl Barychnikov, est peut-être la quintessence de ce style néoclassique mâtiné de décontraction américaine. L’association de Bach ( ici les 6 Suites pour Violoncelle) et Robbins, ce n’est pas forcément ma tasse de thé : les Variations Goldberg me semblent interminables et A Suite of Dances dansé par Anthony Huxley, une des étoiles du New York City Ballet, aux derniers Étés de la Danse, m’avaient laissée de marbre. Ce soir, miracle, c’était fascinant de bout en bout, même avec le bout de scène où était installée la violoncelliste dans mon angle mort. François Alu vit intensément ce portrait en mouvement d’un homme qui danse et qui doute, un portrait que j’ai ressenti également comme un autoportrait du danseur. Moins d’esbroufe virtuose, plus de sobriété et d’intériorisation, un François Alu nouveau est arrivé et cela s’annonce passionnant.
Après l’entracte, on reste sur ce même registre intimiste et centré sur les artistes avec la relecture par Jerome Robbins du mythique Après-midi d’un Faune de Nijinski, transposé dans un studio de danse, Afternoon of a Faun. Le Faune est désormais un principal félin qui s’étire langoureusement, scrutant son reflet plus que parfait dans le miroir « fictif » figuré par le public. Il est rejoint par une ballerine (la Nymphe) avec laquelle ils vont répéter un pas de deux: plus soucieux dans un premier temps de leur propre reflet et de la perfection de leur technique, ils vont peu à peu établir une connexion plus intime. Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann sont superbes dans cet exercice, avec une interprétation toute en subtilité : un moment de grâce où le temps semble suspendre son vol.
Glass Pieces est un contrepoint idéal à Fancy Fee pour conclure la soirée. On retrouve un univers urbain, cette fois-ci presque futuriste, figuré par la toile quadrillée du fond de scène. 40 années se sont écoulées, le jazz de Bernstein a été remplacé par la musique minimaliste de Philip Glass tandis que la camaraderie des marins et un certain sens de l’appartenance à une communauté ont fait place au stress et à l’individualisme des années 80 triomphantes. Dans cet environnement où les citadins qui arpentent les artères de la mégalopole ressemblent à des automates, quelques couples se créent. Les trois duos de la première partie (Héloïse Bourdon et Axel Ibot, Roxane Stojanov et Fabien Revillion, Fanny Gorse et Florimond Lorieux), en écho aux 3 marins et à leurs conquêtes d’un soir, en disent beaucoup sur l’évolution des rapports hommes-femmes en l’espace de 4 décennies. Le pas de deux du couple de solistes de la 2ème partie (Laura Hecquet et Stéphane Bullion dans leur exercice de prédilection) préfigure le travail d’un William Forsythe. La pièce se termine sur une note résolument optimiste avec des ensembles ultra dynamiques que le corps de ballet exécute avec un enthousiasme communicatif.
C’est donc une soirée sans faute avec des danseurs idéalement distribués. En bonus, elle était précédée, le 30 octobre, du Défilé du Ballet, le dernier de Karl Paquette et aussi celui des adieux surprise et anticipés de Josua Hoffalt, une étoile à laquelle ce programme aurait si bien convenu.
La diffusion le 8 novembre de cette soirée avec sa première distribution dans les cinémas ainsi que sur Culturebox/Mezzo sera à ne pas manquer.
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