Pour la première soirée de la saison 2016 – 2017, Benjamin Millepied avait conçu un programme mettant à l’honneur tout le corps de ballet de l’Opéra de Paris, à consonance anglo-saxonne et très contemporaine, tempéré pour le 26 septembre, soir de la première, par la grande tradition du défilé de la troupe et de son Ecole de Danse.
Renouvelant l’expérience des 20 Danseurs pour le XXème siècle de Boris Charmatz, le chorégraphe anglais Tino Sehgal s’empare des espaces publics du Palais Garnier avant le spectacle mettant à contribution pour des performances les danseurs du corps de ballet mais aussi le personnel d’accueil. Autant en inventant une approche originale de la muséographie de la danse et en proposant une vraie proximité entre le public et les danseurs, Boris Charmatz intriguait et retenait le spectateur, autant Tino Sehgal ne suscite au mieux que l’indifférence au pire l’envie de vite gagner sa place. Les danseurs en transe/méditation évoqueraient presque les zonards qui squattent la sortie du métro devant l’Opéra Bastille.
Le contraste est saisissant entre ce pseudo art conceptuel et la beauté intemporelle et solennelle du défilé du ballet sur la Marche des Troyens de Berlioz. Il y a vraiment une émotion particulière qui se dégage de ce rendez-vous annuel où le fidèle public de danse peut fêter ses favoris, le sentiment du temps qui s’écoule également avec ceux qui nous ont fait vibrer qui défilent une dernière fois, comme Emmanuel Thibault par exemple, ou les applaudissements qui récompensent les jeunes talents qui commencent à gagner l’affection des spectateurs.La première partie de la soirée est consacrée à deux reprises de la saison précédente.
In Creases, courte pièce de Justin Peck, utilisant une composition pour deux pianos de l’incontournable inspirateur des chorégraphes du moment, Philip Glass, m’avait laissé l’impression d’une pièce agréable et accessible, mais je ne me souvenais plus vraiment de ce qui m’avait plu. On a en tout cas la confirmation que Hannah O’Neill est tout simplement divine, bien accompagnée par Vincent Chaillet, que je ne me rappelais pas d’avoir vu si incisif dans ce registre plus classique.
In Creases, œuvre de jeunesse de Justin Peck, pâtit de la comparaison avec la reprise de Blake Works I, le ballet électro-soul de William Forsythe qui lui succède, œuvre de la maturité que le chorégraphe américain a cousu main sur sa distribution de jeunes danseurs. On est impressionné par la fluidité et le naturel absolus de l’exécution en revoyant la pièce 3 mois à peine après sa création. Un peu comme quand on écoute plusieurs fois un album, nous allons ressentir différemment les morceaux, à la redécouverte des « pistes » chorégraphiques du travail de Forsythe, j’ai été plus sensible à la mise en valeur de la danse masculine et de l’élégance de son école française. Pablo Legasa est mon coup de cœur de la soirée : fascinant dans Put That Away, le pas de trois avec Marion Gautier de Charnacé et Caroline Osmont, brillant élément du septuor masculin majeur de Two Men Down. Chez les danseuses, Ludmila Pagliero mène indéniablement la revue, et son pas de deux avec Germain Louvet fonctionne parfaitement. François Alu est l’ovni de la bande, identifié par son costume « street wear »: le pas de deux avec Léonore Baulac, c’est un peu la rencontre de la belle et du bad boy, discret clin d’œil aux films de danse à la Sexy Dance (?).
Il faut donc attendre la dernière pièce pour une vraie nouveauté, une création de la chorégraphe canadienne, Crystal Pite, accessoirement ancienne danseuse de William Forsythe, une création qui, après celle de Blake Works I, remet définitivement Paris à la pointe du petit monde de la danse et qui vient s’inscrire au crédit de l’ère Millepied. Voici une œuvre qui ne se cache pas derrière un alibi intellectuel, utilise un tube de la musique classique, les Quatre Saisons remixé par Max Richter (rassurons les puristes, ce n’est pas du Rondo Veneziano non plus), n’économise pas les effets visuels et le nombre de danseurs sur scène (54 au total) pour sidérer le spectateur.
Dès le premier tableau avec la masse arachnéenne des danseurs qui s’anime, évoquant le réveil de la nature au printemps ou les survivants d’un cataclysme qui émergent du chaos, on est happé par la force et l’énergie tribales que dégage la troupe en battle dress, torse nue (avec un top transparent pour les danseuses) et une curieuse peinture de guerre bleue sur le cou. Entre les mouvements d’ensemble construits rigoureusement, la chorégraphe rompt également le sentiment de monotonie qui pourrait s’installer en mettant en avant quelques individualités : Marie-Agnès Gillot en majesté, François Alu avec un solo « spécial » et un affrontement entre mâles dominants avec Adrien Couvez, de formidables duos Alice Renavand – Adrien Couvez, Ludmila Pagliero – Vincent Chaillet et Eve Grinsztajn – Alessio Carbone ou encore Eléonore Guérineau, aussi douée en contemporain qu’en classique. C’est un triomphe absolu et totalement mérité.On passera pudiquement sous silence la dernière contribution (Sans Titre) de Tino Sehgal, sans doute vouée à l’oubli éternel, une sorte de happening géant, comme un contrepoint irrévérencieux au défilé, qui joue avec l’espace de la salle, qui inspire décidément les chorégraphes et leur scénographe (à deux reprises l’an dernier avec Wayne Mc Gregor puis Jérôme Bel). Dans la fosse d’orchestre, les musiciens de la petite formation rock sont plutôt bons, la régie technique s’amuse avec les lumières, le rideau de scène et les cintres, tandis que les gesticulations des danseurs façon zombies dans la salle et dans la loge relèvent du néant chorégraphique. L’expérience se finit dans le grand escalier où les danseurs improvisent une chorale. On serait volontiers resté sous le choc de The Seasons’ Canon.
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