Il y aura sans doute des Giselle plus flamboyantes sur le papier dans la longue série de représentations en cours à l’Opéra Garnier. Certains voudront voir la dernière Giselle de Myriam Ould-Braham, d’autres ne manqueront pas la star invitée du Royal Opera Ballet, Marianela Núñez, et Sae Eun Park qui atteint régulièrement la perfection ces derniers temps devrait avoir ses inconditionnels. La toute nouvelle étoile Bleuenn Battistoni a cependant elle aussi de belles choses à offrir dans un rôle qu’elle a déjà eu l’occasion d’aborder de façon impromptue sur la scène de Garnier, en remplaçant au second acte Alice Renavand blessée lors de sa soirée d’adieux en 2022. C’est Marc Moreau qui l’accompagne dans le rôle d’Albrecht, poursuivant ainsi son exploration tardive des grands rôles du répertoire que lui offre désormais son statut d’étoile.

J’ai vu cette distribution le 14 mai, à l’occasion de leur deuxième représentation et je l’inscrirais d’emblée parmi mes Giselle préférées à l’Opéra, derrière celle de Myriam Ould-Braham associée à Mathias Heymann et celle de Ludmila Pagliero dans les bras de Karl Paquette. Il n’est pas si courant que le premier acte du ballet soit à la hauteur du second acte, sommet de la danse romantique qui envoûte littéralement la salle. Bleuenn Battistoni, Marc Moreau et Florimond Lorieux (Hilarion) font sortir leurs personnages des stéréotypes (la petite paysanne, le noble séducteur, l’amoureux malheureux et jaloux) dans lesquels la pantomime pourrait les enfermer.

Je trouve qu’il émane du visage, des expressions et de la danse de Bleuenn Battistoni une pureté, une fraîcheur qui donne un éclat particulier à sa Giselle. J’ai rarement été aussi émue (voire jamais) lorsque le rideau tombe à la fin du premier acte, car la danseuse ne livre pas une performance d’actrice quelque peu factice sur la scène de la folie, elle est authentique, on la voit le cœur brisé, nous faisant pleinement ressentir ce que mourir d’amour veut dire. Marc Moreau ne se contente pas au premier acte d’être l’Albrecht potiche que l’on a pu connaître. C’est justement parce qu’il est investi dans le jeu et la pantomime que le premier acte réussit à tenir en haleine le spectateur, en dehors des variations virtuoses de Giselle ou du Pas de Deux des Paysans. Il y a une évolution du personnage d’Albrecht tout au long du ballet: il nous est présenté comme un séducteur qui va « chasser » la jeune paysanne, et qui, charmé par la beauté de Giselle, est prêt à tous les subterfuges pour conquérir ce trophée. Face à la morgue aristocratique du grand seigneur, la vraie noblesse semble être plutôt du côté des villageois. Le Hilarion de Florimond Lorieux n’est pas un butor jaloux, mais un homme de principe qui vénère Giselle, indigné par la duplicité d’Albrecht.

Florimond Lorieux est Hilarion

Tout dans Giselle la place au-dessus de son humble condition, la beauté, la grâce, la modestie, ses aspirations et ses goûts. D’ailleurs, je n’avais jamais prêté attention à ce détail, mais, à un moment, le Duc de Courlande (Cyril Mitilian) lui fait relever le menton pour mieux voir son visage, laissant supposer que le père de Bathilde pourrait bien être celui de Giselle : cela éclaire aussi d’un jour différent l’attitude protectrice de la mère de Giselle (Anémone Arnaud) ainsi que les contes effrayants qu’elle raconte sur les jeunes filles qui ont trop écouté l’amour. C’est parce que Giselle n’est pas juste une simple paysanne qu’elle ressent si durement la trahison d’Albrecht et qu’en retour, Albrecht est plongé dans les affres du deuil et part en quête de rédemption. On n’oubliera pas dans ce premier acte la performance enlevée de Luna Peigné et d’Aurélien Gay dans le Pas de Deux des Paysans. On connaissait les qualités de la ballerine dans le répertoire classique, on attendait peut-être moins le danseur dans ce registre et il s’y est avéré excellent.

Le deuxième acte déçoit rarement, même dansé par des compagnies plus modestes, parvenant à transcender les capacités du corps de ballet féminin. C’est encore plus magique avec une troupe du niveau du Ballet de l’Opéra. Je suis toujours impressionnée par la qualité du silence dans la salle lors de cet acte avec des spectateurs dont le souffle est suspendu aux pas des danseurs qui s’attachent à avoir les réceptions les plus silencieuses possibles. Si la Myrtha d’Hannah O’Neill me semble indépassable à l’Opéra et relève du sublime, Clara Mousseigne, qui débute dans le rôle sur cette série, a su faire preuve de la présence nécessaire pour régner avec grâce et autorité sur le plateau. Voici une jeune fille qui a progressé rapidement depuis son entrée dans le corps de ballet en 2020 : déjà sujet, on peut parier sans trop se tromper sur ses chances de passer soliste.

Clara Mousseigne est Myrtha

Florimond Lorieux réussit à nous rendre Hilarion extrêmement touchant : c’est presque injuste que sa loyauté indéfectible envers Giselle ne lui accorde pas la vie sauve. Marc Moreau livre un très bel acte avec un partenariat précis et attentionné, une interprétation toujours aussi juste et lisible sans oublier la fameuse série d’entrechats six. On est frappé par la douceur de Bleuenn Battistoni, par la façon dont elle concilie l’aspect évanescent de la créature surnaturelle qu’elle  est en train de devenir et l’expression des passions plus terrestres qui animaient la jeune fille de naguère. Après les ultimes pas de deux et le pardon d’Albrecht, c’est comme si elle pouvait laisser filer son dernier souffle de vie, en ayant enfin goûté à la forme la plus pure de l’amour.

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