La courte ère Millepied aura accouché de deux créations marquantes, Blake Works I de William Forsythe  et The Seasons’Canon signée par une disciple du maître américain, la Canadienne Crystal Pite. Les deux œuvres étaient d’ailleurs associées en ouverture de la saison 2016-2017 et ont été emmenées en tournée internationale par la compagnie. Crystal Pite, comme William Forsythe, a su tisser une vraie relation avec les danseurs et travailler avec des ensembles conséquents, ne se contentant pas, comme pas mal d’autres chorégraphes invités d’utiliser quelques artistes et de profiter de la notoriété du Ballet de l’Opéra de Paris pour asseoir sa propre réputation. Autant dire que la soirée complète que lui a confiée Aurélie Dupont faisait figure de premier événement majeur de la nouvelle saison.

3 actes et 42 danseurs sur scène, le projet intitulé Body and Soul est ambitieux : Crystal Pite n’est pas venue en dilettante et offre un spectacle à l’efficacité redoutable, destiné à séduire le plus grand nombre, qui pourrait être dansé aussi bien dans un stade ou à Las Vegas que sous les ors du Palais Garnier. Crystal Pite serait-elle à la génération des millenials, ce que Maurice Béjart est à la génération des soixante-huitards ? Son univers, mélangeant thématiques cyberpunk et conscience écologique, s’inscrit en tout cas parfaitement dans notre époque. On la verrait bien aux commandes d’un ballet narratif de science-fiction.

Le fil conducteur du ballet joue avec le concept nietzschéen de l’éternel retour. Prenez un court synopsis mettant en situation 2 figures et décrivant leurs mouvements respectifs et interactions. Une Narratrice/Metteur en Scène, incarnée vocalement par la comédienne Marina Hands, récite en boucle ces indications, chacune des boucles prenant une signification différente selon l’intonation de la voix et  les interprètes des figures 1 et 2, une figure pouvant aussi bien être un danseur ou une danseuse, qu’un ensemble.

Copyright : Opéra de Paris / Julien Benhamou

La première section de 30 minutes est très forsythienne dans sa réalisation. On découvre le concept du ballet, un brin sceptique, pour ne pas dire plus, au départ, avec la première itération, à l’ambiance néo-noire, où François Alu et Aurélien Houette sont aux prises dans ce qui semble être une cellule ou une salle d’interrogatoire. Et puis, on se prend au jeu, et l’on se trouve étonné par les émotions très différentes que peuvent nous donner les danseurs à partir d’une même description de mouvements. On pourra ainsi visualiser/imaginer la tendresse dans le duo de Marion Barbeau et Samuel Le Borgne, un groupe de « migrants » accostant sur une plage et refoulé dans l’un des ensembles spectaculaires dont Crystal Pite a le secret ou le deuil dans la dernière scène déchirante (un beau cadeau pour Muriel Zusperreguy et Alessio Carbone qui feront leurs adieux à la scène sur cette création). Crystal Pite installe un univers dystopique « presque apocalyptique », qui intrigue, avec une scénographie minimaliste, des costumes unisexes (pantalons battle-dress et long manteaux noirs), une musique d’Owen Belton très film de science-fiction et la présence de la « voix » de la Narratrice omnipotente. Pour un peu, on se croirait dans Matrix qui brasse des thématiques assez similaires.

Copyright : Opéra de Paris / Julien Benhamou

Après l’entracte, on s’attend à retrouver la même tension qui irriguait la première partie. Crystal Pite utilise 14 préludes de Chopin pour accompagner les occurrences suivantes de sa boucle. La voix de Marina Hands peut réapparaître par brefs moments, mais le spectateur a maintenant assimilé le mantra. Cette partie paraît plus faible. Les Préludes sont associés à des chorégraphies marquantes pour l’amateur de ballet et Crystal Pite ne propose pas quelque chose de suffisamment original pour effacer ces souvenirs. Ou alors peut-être est-ce également une manière de confronter le spectateur à sa propre boucle mémorielle ? Par ailleurs, je trouve que, si Crystal Pite excelle dans la chorégraphie « ingenrée», les préludes, musique romantique par excellence, appellent la confrontation du féminin et du masculin. Dans ce deuxième acte sensé donner la part belle aux interprètes et à la connexion des âmes, j’ai du mal à distinguer un fait saillant et je retiendrais surtout Eléonore Guérineau, Adrien Couvez et Antonin Monié.

Copyright : Opéra de Paris / Julien Benhamou

Après avoir observé l’homme dans son environnement social dans l’acte I, creusé son cœur et son âme dans l’acte II, Crystal Pite reprend dans l’acte III la thématique des intelligences distribuées qu’elle avait déjà exploitée dans Emergence, une de ses créations phares, autour des essaims d’abeilles. Elle nous plonge ici dans une société d’insectes : décor monumental, combinaisons intégrales noires en latex, avec pinces/mandibules menaçantes en guise de bras pour la troupe, et apparition des pointes pour les dames. La confrontation entre femelles et hommes est toujours rythmé par le même récitatif, cette fois samplé/robotisé, qui prend des allures d’incantation. Un curieux homme yéti (Takeru Coste) s’invite dans cet antre pour un final paillettes et disco qui tranche avec l’ambiance plutôt lugubre qui prédominait jusque-là. Honnêtement, on perd un peu le fil : on a l’impression que cette dernière séquence est juste-là pour « plaire » au public (c’est un peu comme si Blade Runner ou Matrix se terminait avec la chorégraphie de Rabbi Jacob). Ce faisant Crystal Pite louche peut-être du côté du final d’Impressing the Czar de Forsythe mais la chorégraphie tribale des collégiennes azimutées du maître était la conclusion d’un ballet sous le signe de l’ironie et de l’absurde.

Au final, j’ai été vraiment séduite par la première partie, qui est un ballet cohérent à elle seule, moins par ce qui s’est passé après l’entracte. Si tout dans cette œuvre d’1h20 n’est pas réussi, on ne s’y ennuie pas un seul instant et c’est un spectacle qui pourra s’exporter facilement, en quelque sorte une vitrine du savoir-faire de l’Opéra.

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