Les triple bills se suivent et se ressemblent cette saison à l’Opéra Garnier. 1/3 d’entracte pour 2/3 de danse, des pièces jolies à regarder, parfois ennuyeuses, qui côtoient d’authentiques chefs d’oeuvre et un goût pour l’exigence des choix musicaux. Après le premier spectacle en forme de manifeste programmatique de Benjamin Millepied et une soirée contemporaine dédiée à Anne Teresa de Keersmaeker, cette troisième mouture se veut un hommage à Pierre Boulez. De ce fil conducteur bien ténu résulte une soirée hétéroclite qui dessert les oeuvres qu’elles présentent plus qu’elle ne les met en valeur. Dommage pour une programmation de fin d’année : cette soirée avait sans doute plus sa place à un autre moment dans la saison (en novembre ou en février), les années précédentes nous ayant habitué à un Noël de prestige à Garnier.
Christopher Wheeldon – Polyphonia
Le fil conducteur : La pièce s’appuie sur 10 extraits de pièces pour piano de Györgi Ligeti, compositeur qui entretenait une relation amicale avec Pierre Boulez, auquel il a dédié son Etude pour piano n°1.
Christopher Wheeldon est l’un des chorégraphes les plus demandés du moment. En attendant la commande d’un nouveau ballet a priori narratif, Benjamin Millepied a choisi de faire entrer au répertoire Polyphonia, une pièce de jeunesse créée en 2001 pour le New York City Ballet, devenue depuis un tube du répertoire néo-classique contemporain. C’est une chorégraphie pour 8 danseurs, quatre hommes et quatre femmes, qui vont évoluer en solo, en duo, en 2*2 ou en 4*2 au fil des différentes plages musicales. Esthétiquement, la parenté est flagrante avec le Clear, Loud, Bright, Forward présenté par Benjamin Millepied en début de saison : même justaucorps élégamment ceinturé pour les femmes (réminiscence d’Agon de Balanchine), même académique col débardeur pour les hommes, le gris tendance 2010 est remplacé par un violet foncé très tendance au début des années 2000, tandis que les évolutions des danseurs se découpent en ombres chinoises géantes sur le cyclorama en fond de scène. Les 30 minutes passent plutôt très vite, mais l’on ne peut que regretter l’absence de tout propos dans cette démonstration de virtuosité du chorégraphe débutant talentueux en quête de légitimité: c’est particulièrement musical, ses pas de deux sont inventifs (dans une veine assez différente de ceux de Benjamin Millepied, les portés évoquent par moment la danse sur glace) et les ensembles ont un petit côté jazzy.Amandine Albisson et Stéphane Bullion sont le couple star de cette pièce. Amandine Albisson excelle dans ce registre et, après une association réussie dans les Enfants du Paradis, elle semble particulièrement en confiance dans les bras de Stéphane Bullion pour deux exercices de haute voltige conduits avec brio et sensibilité. On espère que ce partenariat sera reconduit dans la saison. On retrouvait avec plaisir Pierre-Arthur Raveau que son tempérament musical semble destiner à ce genre de pièce, associé à Lydie Vareilhes sur la bonne dynamique de sa récente promotion au rang de sujet. Axel Ibot s’est également montré brillant individuellement avec des sauts aériens.
Wayne McGregor – Alea Sands
Le fil conducteur : La nouvelle création de Wayne McGregor utilise Anthèmes 2, une pièce de Pierre Boulez pour violon spatialisée par un dispositif électronique, composée en 1997, une musique savante que les profanes dont je fais partie trouveront sans doute peu mélodieuse.
La saison précédente s’était conclue avec l’Anatomie de la Sensation de Wayne McGregor, et je me serais bien passée de retrouver 6 mois après un nouvel opus du chorégraphe britannique. Passé le prologue intriguant pour lequel l’artiste Haroon Mirza a imaginé une installation musicale “électrique” utilisant les éclairages de la salle de Garnier, l’apparition sur le plateau complètement dénudé d’une Marie-Agnès Gillot magnétique puis un superbe solo d’Audric Bezard laissent espérer une expérience marquante. La scénographie très connotée “survival”, la musique qui vrille les nerfs, les danseurs enlaidis et méconnaissables (sauf Léonore Baulac) dans des académiques chairs marbrés de tâches noires qui évoluent en fond de scène, souvent mal éclairés, sont autant de facteurs qui ont raison de ma bonne volonté: ce n’est vraiment pas le genre de spectacle que j’ai envie de voir en ce moment. Attention à la migraine ophtalmique! Dommage pour l’apparition annuelle de Jérémie Bélingard et pour Vincent Chaillet, Mathieu Ganio et Laura Hecquet qui méritaient mieux que cette création fouillis.Pina Bausch – Le Sacre du Printemps
Le fil conducteur : Pierre Boulez a dirigé le Sacre du Printemps de Stravinsky pour les 50 ans de sa création en 1963, un enregistrement de référence. Il a dirigé en 1998 l’opéra Le Château de Barbe-Bleu de Béla Bartók mis en scène par Pina Bausch à Aix-en-Provence.
Là aussi, la pièce est précédée d’un prologue, le ballet des techniciens qui recouvrent la scène de terreau puis la répartissent en un tapis parfaitement égal et lisse. Le Sacre du Printemps fait partie de ces ballets qui abolissent les frontières entre la danse classique et le contemporain : c’est un “classique” au sens où c’est une oeuvre forte et intemporelle. Chez Pina Bausch, comme dans le Boléro de Béjart, les solistes et étoiles se fondent dans le corps de ballet mais, à aucun moment, on ne se dit que leur talent est gaspillé: à l’opposé de l’esbroufe d’un Wayne McGregor qui sollicite les limites physiques de ses danseurs mais annihile leur personnalité derrière des gimmicks scénographiques, il y a dans ce Sacre une économie de moyens transcendée par la puissance physique et psychique d’une troupe extraordinairement soudée. L’Elue désignée par l’Ancien (Vincent Cordier impressionnant mâle alpha) pour accomplir le rite sacral païen était ce soir Alice Renavand. C’est Pina Bausch qui l’avait sortie du corps de ballet lors de l’entrée de ses oeuvres au répertoire de l’opéra. La danseuse étoile, un peu délaissée par la nouvelle direction, est bouleversante d’intensité dans ce qui est sans doute le rôle de sa vie.On aurait aimé retrouver ce Sacre dans un programme Hommage aux Ballets Russes ou aux cotés de la Nuit Transfigurée de Anne Teresa de Keersmaeker pour une soirée réellement cohérente.
Mots Clés : Alice Renavand,Amandine Albisson,Axel Ibot,Christopher Wheeldon,Lydie Vareilhes,Pierre-Arthur Raveau,Pina Bausch,Stéphane Bullion,Vincent Cordier,Wayne McGregor