Il y a des programmes dont on anticipe qu’ils ne nous plairons pas, mais qu’on a quand même très envie d’aller voir pour satisfaire sa curiosité. La soirée réunissant James Thierrée, pape du nouveau cirque, l’Israélien Hofesh Shechter, habitué du Théâtre de la Ville, l’Espagnol Iván Pérez, jeune chorégraphe qui monte, connu pour son travail avec le Netherlands Dance Theater, et Crystal Pite pour la reprise de son inspiré Seasons’ Canon  entre dans cette catégorie.

Après Play d’Alexander Ekman, un beau succès public à Noël, et l’oubliable création de Teshigawara en sandwich entre Agon et le Sacre du Printemps, trois nouvelles œuvres entrent au répertoire de la compagnie, et, a priori, elles ne devraient pas faire date.

Frôlons

Gimmick des saisons, initié par Benjamin Millepied avec 2O danseurs pour le XXème siècle de Boris Charmatz, une carte blanche dans les espaces publics de l’Opéra est confiée cette année à James Thierrée. Dans cette création-happening Frôlons, une étrange armée d’hommes-insectes dirigés par des bêtes fantastiques s’emparent de la rotonde des abonnés au sous-sol, du grand foyer et du grand escalier : pas réellement de chorégraphie, mais la création d’une atmosphère sonore et visuelle assez magique qui confère au Palais Garnier un petit air de manoir hanté de fête foraine. Cet univers aurait mérité davantage d’espace, avec l’introduction d’une narration et d’éléments plus chorégraphiés : un ballet qui fait peur, ce serait nouveau ! C’est en tout cas esthétiquement très réussi, cela permet également de « re-sacraliser » pour le spectateur le passage de la réalité à l’univers du spectacle.

Seulement que l’univers d’Hofesh Shechter n’est pas vraiment un passeport pour l’évasion. Sur une bande son qui vrille les nerfs, mixant entre autres des samples de Bach, des cris hystériques et la logorrhée du créateur qui s’en prend à sa mère qui l’a abandonné à 2 ans, The Art of Not Looking Back met en scène un ensemble de 9 danseuses, comme autant d’incarnations de cette mère indigne. Je n’ai pas été touchée par cette pièce que j’ai trouvée pénible et violente, mais il y a des fulgurances dans les mouvements, une utilisation de la géométrie de la scène que j’ai trouvées belles. Dommage également qu’aucune individualité, sauf peut-être Marion Barbeau, ne ressorte dans le groupe de danseuses, le faible éclairage rend d’ailleurs compliqué leur identification.

The Art of Not Looking Back

Changement d’atmosphère avec The Male Dancer d’Iván Pérez : ce n’est toujours pas cela du côté de l’éclairage, mais on peut enfin se débarrasser des bouchons d’oreilles fournis à l’entrée. Le Stabbat Mater d’Arvo Pärt, compositeur de prédilection de la danse contemporaine / néo-classique, manque singulièrement de nerf et les évolutions des 10 danseurs paraissent bien insipides après la rage tribale des jeunes femmes du Shechter. Dommage de ne pas tirer plus partie d’un superbe casting (Stéphane Bullion, François Alu, Vincent Chaillet, Aurélien Houette, Pablo Legasa, Marc Moreau, Jérémy-Loup Quer, Yvon Demol, Simon Le Borgne, Samuel Murez) en utilisant leur personnalité pour qu’ils expriment leur vécu de « male dancer ».

The Male Dancer

A priori, le chorégraphe souhaitait questionner le genre au travers de la figure du danseur masculin. Pour ce faire, il convie la figure de Nijinski, le « male dancer » originel, en faisant ébaucher à ses danseurs des poses ou des mouvements issus de l’Après-Midi d’un Faune ou du Spectre de la Rose. Les costumes « genderless » exubérants d’Alejandro Gómez Palomo, tous droits sortis d’une production Almodovar des années 80, sont en complet décalage avec une chorégraphie apathique: les danseurs semblent perdus dans l’espace scénique où ils enchaînent sans conviction quelques pas de deux laborieux, des roulades et des mouvements gymniques peu inspirés. Simon Le Borgne réussit quand même à surnager dans cet océan de vacuité.

The Seasons’Canon

Heureusement, la reprise du Seasons’ Canon de Crystal Pite, créé en 2016, permet de conclure la soirée sur une note très positive. On pourra toujours faire la fine bouche sur le choix musical d’un remixage des Quatre Saisons de Vivaldi par Max Richter, mais, cela fait du bien aussi de ne pas trop intellectualiser et de retrouver le côté populaire de la danse, celle que Béjart avait fait rentrer dans des stades et des grandes salles de concert. La chorégraphe canadienne a su capter l’énergie du corps de ballet, femmes et hommes confondus, pour faire naître des images saisissantes de beauté, évoquant les forces de la nature. Entre les mouvements d’ensemble construits rigoureusement, elle rompt également le sentiment de monotonie qui pourrait s’installer en mettant en avant quelques individualités : Adrien Couvez m’a particulièrement marquée (si la compagnie était une compagnie contemporaine, il en serait une étoile), Eléonore Guérineau est incandescente, François Alu et Vincent Chaillet sont complétement dans leur élément (bien plus que dans le Pérez).

The Seasons’Canon

La soirée a eu droit à une captation cinématographique filmée par Cédric Klapisch et disponible en replay sur Arte. On pourra s’interroger sur ce choix, plutôt que celui d’une soirée classique, car, hormis la pièce de Crystal Pite, les trois autres pièces du programme ne font pas partie du répertoire naturel de la troupe. Collage hétéroclite de noms à la mode, cette soirée sonne avant tout comme un événement culturel mondain, outil de promotion de la « branchitude » du Ballet de l’Opéra de Paris et de sa direction artistique.

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