Les soirées « mixtes » à l’Opéra ne sont jamais aussi intéressantes que lorsqu’elles sont consacrées à un seul chorégraphe. La soirée Balanchine, qui va assurer, avec une très longue série, la transition d’une saison hivernale sinistrée vers le printemps, est donc plutôt une bonne nouvelle, d’autant plus qu’elle est composée de 3 ballets qui sont des pierres angulaires du répertoire de Mr B.

C’est également un répertoire propice à une revue d’effectif des solistes et demi-solistes de la compagnie. Après les grèves et des créations qui ne mettaient pas vraiment en avant les individualités avec, au choix, une chorégraphie « ingenrée », des éclairages lugubres, des costumes façon combinaisons intégrales, on a tout simplement l’impression de retrouver les danseurs sans fard. Ainsi, le 10 février a été l’occasion de voir Silvia Saint-Martin après son accès au rang de première danseuse ou d’avoir des nouvelles de danseurs qu’on aime bien et qui étaient perdus de vue: Marc Moreau, Héloïse Bourdon, Florian Magnenet, Fabien Revillion, Alice Catonnet, Yannick Bittencourt, Ida Viikinkoski, Roxanne Stojanov ou encore Axel Ibot.

Sérénade

Sérénade, premier ballet de George Balanchine aux Etats-Unis (1935), est un hommage à ses racines artistiques et au Ballet Impérial Russe. L’utilisation d’une composition de Tchaïkovski, la Sérénade en ut majeur pour orchestre à cordes, renforce l’évidente filiation de la chorégraphie avec les grands actes blancs  du ballet romantique. C’est passionnant d’établir le parallèle avec l’acte blanc de Giselle qui se jouait en même temps à Garnier, et de voir comment Balanchine, par touches légères, adapte une forme classique aux danseuses modernes. Sérénade, c’est en quelque sorte l’acte de naissance du ballet classique américain. Ludmila Pagliero est sublime dans ce registre: Balanchine peut vite se transformer en exercice de style sans âme mais elle apporte, comme à chacun de ses rôles, sa personnalité, sa sensibilité et, surtout, elle est l’incarnation de la ballerine moderne, merveilleuse interprète des héroïnes du ballet romantique et fer de lance de la création moderne à l’Opéra. Silvia Saint-Martin m’a paru plus effacée, surtout par rapport à la flamboyante Roxane Stojanov. Dans le corps de ballet,  Letizia Galloni se remarque : on comprend pourquoi Benjamin Millepied, ex-principal du New York City Ballet, l’a mise en avant durant son court mandat. De la même façon, en voyant Marc Moreau dans ce répertoire, un peu ingrat pour les messieurs parfois réduits au rôle de faire-valoir, on se dit qu’il a raté une carrière d’envergure outre-Atlantique.

Concerto Barocco

Avec Concerto Barocco (1941), on peut parler de premier ballet purement abstrait de Balanchine. S’il y avait encore des bribes de narration dans Sérénade, le chorégraphe nous fait voir ici la musique de Jean-Sébastien Bach, le Concerto pour deux violons en ré mineur : les deux solistes femmes principales représentent les deux violons, accompagnées par un corps de ballet de huit danseuses. Dans le mouvement central de la pièce, un soliste masculin rejoint la première ballerine pour un pas de deux plein d’inventivité, avant une conclusion où l’ensemble des danseurs rivalisent de virtuosité dans la rapidité d’exécution. Initialement conçu comme un exercice pour les élèves de la School of American Ballet, l’ancêtre du New York City Ballet, cette pièce fait partie des classiques de la troupe new-yorkaise et figurait parmi les 3 ballets constituant leur première représentation en 1948. Le côté « école de danse » du ballet, souligné par les tenues de cours arborées par les danseurs (justaucorps académiques blancs pour les dames, collant noir, t-shirt et chaussettes blanches pour le danseur), demande une fraîcheur juvénile dans l’interprétation. Ida Viikinkoski, toute en explosivité, a cette fraîcheur, peut-être moins Valentine Colasante, auréolée de son statut d’étoile. Stéphane Bullion a quant à lui passé l’âge de jouer les chevaliers servants, même s’il le fait très bien: il ne semble pas s’amuser tant que ça dans ce pas de deux qu’il conduit pourtant de main de maître.

Les Quatre Tempéraments

The Four Temperaments (1946) marque une autre évolution dans l’œuvre du maître. On entre à présent dans sa veine Black & White (celle des Agon et Duo Concertant). Sur une partition contemporaine de Paul Hindemith, le vocabulaire classique est à présent enrichi d’attitudes jazzy. Après un thème d’introduction où s’enchaînent trois pas de deux, quatre mouvements illustrent les quatre tempéraments qui, selon la théorie des « humeurs » de la médecine ancienne, affectent notre personnalité et nos comportements : Mélancolique, Sanguin, Flegmatique, Colérique. Dans le thème d’introduction, le deuxième duo associant Alice Catonnet et François Alu est radieux : François Alu a vraiment le don de raconter une histoire avec 3 fois rien. Mélancolique confirme l’évolution artistique de Paul Marque, dont le plaisir d’être sur scène est communicatif. Dans Sanguin, Sae Eun Park est fidèle aux qualités qu’on lui connaît dans ce répertoire, bien accompagnée par Florian Magnenet. Marc Moreau est à nouveau excellent et faite preuve d’une belle musicalité en Flegmatique. Ils se font pourtant tous éclipsés par Roxane Stojanov qui a dansé comme une étoile, avec un charisme à la Marie-Agnès Gillot, dans Colérique. Pour moi, c’est la révélation de cette soirée : quel tempérament de soliste !

J’y suis retournée le 23 février, avec des distributions tout ou partiellement différentes. Dans Sérénade, on se rend compte que la personnalité des danseuses influe beaucoup sur le rendu du ballet. Si Ludmila Pagliero apportait sa force et une nature passionnée, Marion Barbeau joue une partition plus romantique. Petite curiosité, elle ne termine pas le ballet les cheveux détachés. Letizia Galloni a le droit à davantage d’exposition, puisque elle incarne la « Russian Girl », et elle y démontre son beau potentiel, pas totalement reconnu par la direction actuelle. Yannick Bittencourt trouve, quant à lui, mieux sa place dans le trio inspiré par le mythe d’Orphée, accompagné par Marion Barbeau et Roxane Stojanov, que dans la première distribution. Concerto Barocco m’a étonnamment plus plu lors de cette deuxième vision alors que le couple principal était le même : Stéphane Bullion m’a semblé davantage concerné et très en phase avec Valentine Colasante, leur pas de deux est même le meilleur moment de l’après-midi. En deuxième violon, Hohyun Kang, la jeune Coréenne qui épatait tout le monde au Concours, confirme son talent. The Four Temperaments m’a laissé une impression plus inégale que le 10 février. Ce sont deux danseurs que je retiendrai surtout, ce qui est assez surprenant pour Balanchine, le chorégraphe qui aimait les femmes. François Alu, de façon assez prévisible, s’approprie le mouvement Mélancolique qu’il danse le crâne rasé, sans la perruque blonde dont il était affublé le 10 février dans les pas de deux introductifs. Son association avec Alice Catonnet fonctionne merveilleusement. Marc Moreau est l’autre danseur en vedette : le pas de deux du mouvement Sanguin avec Silvia Saint-Martin n’était pas purement abstrait et les deux danseurs nous racontaient quelque chose.

Au final, cette soirée est parfaite pour découvrir Balanchine avec 3 joyaux de son répertoire, explorant différentes facettes de son art. Et pour ceux qui sont déjà sous le charme du chorégraphe, ils passeront une excellente soirée.

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