Entré il y a seulement 2 ans au répertoire de l’Opéra de Paris, Mayerling, le drame historique chorégraphié par Sir Kenneth MacMillan est déjà de retour, offrant la possibilité à Mathieu Ganio de se confronter à nouveau au personnage tourmenté de l’archiduc Rodolphe. Ce rôle, sans doute l’un des plus exigeants du répertoire masculin classique, est un sacré défi pour l’éternel prince de l’Opéra qui aborde sa dernière saison dans la grande maison et sa vingtième en tant qu’étoile.

Cette reprise est la bienvenue pour mieux appréhender cette œuvre complexe tant du point de vue de la dramaturgie (on a à faire à des personnages historiques et pas à des personnages de roman ou de conte) que du point de vue de sa construction chorégraphique. On ressent que l’ensemble des danseurs a réussi à dépasser l’apprentissage de la chorégraphie et a pu se focaliser davantage sur l’interprétation : il en résulte une narration plus fluide et j’ai pour ma part été happée dès le début par le ballet qui reste quand même très compliqué à aborder à la première vision. Même l’assemblage de musiques de Liszt arrangé par John Lanchberry paraît beaucoup plus digeste et l’on comprend l’utilisation quasi cinématographique  des différents motifs. En 2024, dans un monde de plus en plus manichéen, c’est presque rafraîchissant de découvrir une œuvre des années 70 qui montre les turpitudes d’un homme, sans le juger sans appel, et laisse le soin au spectateur de réfléchir sans surligner lourdement ce qu’il faut penser.

J’étais restée sur l’incarnation particulièrement sombre et désespérée de Stéphane Bullion en 2022, qui allait très loin dans la représentation de la déchéance physique et morale de Rodolphe. Mathieu Ganio propose quelque chose de différent, plus en adéquation avec sa personnalité : son Rodolphe n’est pas un salaud intégral et il parvient à insuffler une once d’humanité à un personnage d’une noirceur assez rare dans sa carrière, suscitant même l’empathie de la salle.

Héloïse Bourdon (Sissi) et Jérémy-Loup Quer (Bay Middleton)

Au premier acte, on a un aperçu des différentes facettes de la personnalité de Rodolphe. Il y a un peu du Siegfried du Lac des Cygnes version Noureev (un des rôles emblématiques de Mathieu Ganio) dans ce prince héritier en quête d’approbation qui échoue à satisfaire les attentes de son père et des dignitaires de la cour. Il humilie en public sa femme, la Princesse Stéphanie (Ines McIntosh), et la famille de celle-ci le jour de ses noces. Il se lance dans des intrigues politiques vouées à l’échec avec les quatre officiers (Antonio Conforti, Nicola Di Vico, Lorenzo Lelli  et Keïta Bellali très en jambes). Il cherche l’appui de sa mère Sissi (qui a beaucoup de traits communs avec lui), mais qui ne veut plus s’attacher à ce fils qui a été arraché à son affection. Et qui lui tend un miroir trop cruel de ses propres failles. Héloïse Bourdon interprète avec subtilité l’impératrice d’Autriche : le pas de deux avec Rodolphe explore avec nuances la complexité de la relation mère-fils, en évacuant l’aspect incestueux de celle-ci, qui peut apparaître dans d’autres interprétations. Mathieu Ganio navigue plutôt bien au travers du premier acte, monstrueux physiquement, et je l’ai trouvé surprenant dans le contre-emploi total du pas de deux avec la princesse Stéphanie (Ines McIntosh) qui clôture le premier acte et qui laisse Garnier sans voix. Ines McIntosh démontre qu’elle a bel et bien l’étoffe d’une étoile.

L’humiliation de Stéphanie se poursuit au début du deuxième acte avec la visite du couple princier au cabaret. Cette scène fait immanquablement penser à la scène de la maison close de Manon du même chorégraphe pour la représentation tape à l’œil et un tantinet kitsch d’un univers de stupre et de débauche, dans lequel Rodolphe se plonge  sans retenue. On craint le pensum, mais la variation de Bratfisch (Francesco Mura) et l’ensemble très enlevé des officiers avec la lumineuse Clara Mousseigne est une belle réussite, en tout cas beaucoup plus vivant que le souvenir que j’en gardais. La scène chez les Vetsera ainsi que la soirée d’anniversaire de l’Empereur apparaissent comme des temps plus faibles. Je ne suis pas convaincue par la dynamique entre Marie Larisch et Marie Vetsera. Dans la scène chez les Vestera, si je trouve que Léonore Baulac est très juste dans sa pantomime, je suis moins convaincue par la Marie Larisch de Naïs Duboscq qui apparaît trop juvénile et pas assez retorse. On s’attend à voir un clône de Madame de Merteuil qui manipule Marie Vetsera pour garder son pouvoir sur Rodolphe, mais on a plus affaire à une grande sœur qui prodigue des conseils amoureux.

Léonore Baulac est quant à elle une parfaite Marie Vetsera: elle est tour à tour candide, rêveuse, sensuelle puis intrépide, sans jamais que cela paraisse incohérent. Elle fait briller d’un éclat particulier tous les instants qu’elle partage avec Mathieu Ganio, du grand pas de deux qui clôture le deuxième acte, magistralement conduit, jusqu’à la descente aux enfers à l’issue macabre du troisième acte. On se prend à regretter que les deux danseurs n’aient pas été plus souvent associés, car c’est un partenariat qui fonctionne superbement sur le plan artistique. Dans une période où la gouvernance de la troupe subit des changements majeurs avec la quasi disparition du Concours de Promotion, ce Mayerling constitue aussi une revue d’effectifs des talents de la compagnie avec des rôles de solistes et demi-solistes suffisamment étoffés pour leur permettre d’exister. On ressent tous les bienfaits de la politique et du travail engagés par José Martinez depuis l’entrée au répertoire du ballet qui coïncidait avec l’annonce de son arrivée.

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