Pour l’amateur de ballet compulsif, il y a toujours une distribution qu’il ne manquerait pour rien au monde et qui, pourtant, n’est pas celle mise en avant pour promouvoir le spectacle. Sur Mayerling, la date du 2 novembre que j’avais surlignée sur mon agenda était celle de la prise de rôle de Stéphane Bullion en Rodolphe. L’étoile a pourtant fait ses adieux à la scène au mois de juin dernier dans une pièce cousue main sur lui par Mats Ek. Mais il restait le regret de cette série de Mayerling, répétée mais non dansée sur scène en 2020. Parmi ses dernières décisions à la tête du ballet, Aurélie Dupont aura eu la bonne idée et le geste élégant d’inviter Stéphane Bullion à revenir sur le plateau de l’Opéra Garnier pour interpréter cet Everest du répertoire masculin qu’il avait préparé avec passion. A ses côtés, la distribution sur les rôles clés, moins prestigieuse sur le papier que sur les autres soirées, réunissait des aspirants solistes (Camille Bon, Axel Magliano, Nikolaus Tudorin), des piliers de la troupe (Héloïse Bourdon, Charline Giezendanner, Aubane Philbert, Jérémy-Loup Quer) et des candidats aux postes d’étoiles (Hannah O’Neill, Roxane Stojanov, Pablo Legasa),et d’une certaine façon, c’est un bel hommage à la carrière de Stéphane Bullion qui est passé par tous ces stades dans la compagnie, sans brûler les étapes.

Pour revivre cette soirée remarquable, j’ai choisi de l’aborder sous l’angle des personnages principaux, Rodolphe bien sûr et chacun des personnages féminins qui l’accompagne dans sa descente aux enfers.

Rodolphe, un rôle pour couronner une carrière

Tout au long d’une carrière riche en créations avec les chorégraphes les plus en vue et des prises de rôle marquantes, Stéphane Bullion a excellé dans des rôles qui sollicitent au moins autant le théâtre que la danse et lorsqu’il explorait des personnages tourmentés. On pense à Ivan le Terrible alors qu’il n’était que sujet, choisi par Iouri Grigorovitch, au Jeune Homme et la Mort de Roland Petit ou à un Onéguine marquant. Sa science du partenariat le prédisposait également à aborder ce rôle de Rodolphe où il a face à lui pas moins de cinq partenaires.

La façon dont il réussit à travers sa danse à retranscrire la déchéance morale et physique de Rodolphe est impressionnante. Hugo Marchand restait un jeune homme plein de fougue et resplendissant de santé (physique, pas mentale) tout au long des 3 actes, et, comme le soulignait une critique, il y avait un peu du prince charmant en lui. Ici, rien de tout cela, mais il y a une véritable progression dramatique au fil des trois actes et une leçon d’interprétation magistrale.

Au premier acte, c’est un homme  sujet à des épisodes dépressifs, qui est accablé par le poids de son héritage et qui tente d’exister en dehors de son père au travers d’intrigues politiques.
Au deuxième acte, dans la scène de la taverne, il s’étourdit avec l’alcool et les filles faciles dans une joie factice qui masque mal les démons qui l’habitent (formidable variation qui ressemble un peu à celle de Lescaut ivre dans le deuxième acte de Manon du même Kenneth MacMillan). Il n’est pas à la hauteur des attentes: sa femme est dégoûtée et ses intrigues politiques sont des échecs. Les épisodes maniaco-dépressifs se rapprochent.
Lors du troisième acte, on croit vraiment qu’il est sous l’emprise de la morphine et dans un état second tout au long de l’acte.

Au passage, on oublie complètement le côté acrobatique des pas de deux, car on est happé par l’histoire. Et chaque pas de deux caractérise sa relation avec sa partenaire et contribue à dessiner la psychologie de l’archiduc. On se dit qu’il doit y avoir un travail énorme pour parvenir à ce résultat, mais on ne sent pas le surjeu.

La Princesse Louise : le chat joue avec la souris

Dans le premier tableau du ballet qui retrace les festivités du mariage de l’Archiduc Rodolphe avec Stéphanie de Belgique, le bal est un premier révélateur du mal-être de Rodolphe. Stéphanie (Charline Giezendanner) est rayonnante et cherche le regard de son mari, mais ne le trouve pas. Son ancienne maîtresse et confidente, la Comtesse Larisch (Héloïse Bourdon), essaie aussi d’attirer son attention sur sa dernière trouvaille, une jeune fille qu’elle aimerait lui présenter. On sent le prince corseté par le protocole, tentant de se conformer à ce qu’on attend de lui, en contradiction avec ses aspirations profondes: son regard cherche en vain du réconfort dans celui de sa mère Sissi (Camille Bon).

Qu’à cela ne tienne, pourquoi ne pas se faire remarquer en jouant de son pouvoir de séduction sur sa jolie belle-sœur, Louise (Aubane Philbert). Rodolphe la force à danser avec lui alors que la jeune fille, consciente des convenances, a refusé. Là encore, jeu de regards, alors qu’il la conduit fermement, elle n’est plus vraiment maîtresse de ses mouvements mais détourne les yeux, semblant même par instant chercher une aide des courtisans. Mais ces derniers préfèrent ignorer les frasques de leur futur souverain. La voilà bien seule tout à coup, aux prises avec cet homme qui semble faire ce qu’il veut des femmes. Pourquoi ne pas se laisser aller après tout ? Tout à coup, la voilà moins passive dans ses bras, elle esquisse un sourire. Passe encore que Rodolphe s’amuse, mais que Louise puisse répondre à ses attentions, c’en est trop. Stéphanie et la famille interviennent pour exfiltrer l’impudente, Rodolphe se fait sermonner. Les regards désabusés/ résignés que lui jettent ses parents et le comte Taaffe le renvoie à ses insuffisances et à la difficulté d’exister dans l’ombre de l’empereur. Une ombre inquiète passe sur son visage.

La comtesse Larisch : une vieille maîtresse

Héloïse Bourdon incarne avec beaucoup d’autorité et de nuances la comtesse Larisch qui est finalement le personnage féminin central du ballet. Pour la petite histoire, la Première Danseuse a interprété son premier grand rôle, celui de Nikiya dans la Bayadère au côté de Stéphane Bullion, il y a 10 ans déjà. Cela contribue à crédibiliser le couple de théâtre du soir. Présente lors des trois actes, elle tisse sa toile d’intrigues à la cour. C’est en fait une personnalité moins monolithique qu’il n’y paraît. Il y a le femme « publique », l’ancienne maîtresse du prince, celle que l’on voit dans les scènes en société, qui semble prête à tout pour maintenir sa position à la cour impériale, y compris en jouant le rôle peu glorieux de rabatteuse, à présent que sa date de péremption est dépassée. Et il y a la femme « privée », celle qui se dévoile quand elle est seule avec Rodolphe : encore amoureuse, elle reste une confidente et presque une mère de substitution pour Rodolphe, et n’a pas vraiment renoncé à le ramener à elle.

Dans le pas de deux du premier acte qui les réunit, toute la première partie nous raconte leur ancienne liaison, le réconfort et l’écoute que Rodolphe trouve auprès de la comtesse. D’une certaine façon, c’est elle qui mène la danse, il se laisse intoxiquer par le pouvoir qu’elle a sur lui. Puis la dynamique s’inverse, il ne peut quand même pas fouler aux pieds ses vœux de mariage le soir même de ses noces. C’est indigne d’un futur empereur, il la rejette de plus en plus fermement, avant de succomber. Ils sont surpris. Le voilà de nouveau humilié.

Dans le deuxième acte, c’est elle qui tire les ficelles : provoquant la rencontre fortuite de Rodolphe et de Marie Vetsera, cornaquant la jeune femme en vue de l’arrangement d’un rendez-vous secret. A un seul moment, elle laisse tomber le masque, elle semble avoir un sixième sens pour détecter les angoisses de son ancien amant. C’est la sollicitude d’une mère que l’on lit sur son visage lors de la crise maniaco-dépressive de Rodolphe à l’issue du concert à la Hofburg.

Après l’accident de chasse malheureux, dans le troisième acte, elle semble à même d’apaiser Rodolphe, avant d’être chassée des appartements de l’archiduc par Sissi.

L’impératrice Sissi : les absences d’une mère

S’il devait y avoir un bémol sur cette distribution, ce serait le choix d’une danseuse de 24 ans pour jouer la mère d’un danseur de 42 ans, cela nuit quelque peu à la lisibilité de l’intrigue. Ne serait ses faux airs de Romy Schneider, il n’est pas évident de comprendre que Camille Bon est Sissi. Elle montre néanmoins une danse ample, très lyrique. On ressent à travers les attitudes et les mouvements que sa Sissi rêve de s’évader de cette cour dans les bras de Bay Middleton (Jérémy-Loup Quer) ou d’un autre. Les maux de son fils lui rappellent trop ses propres angoisses et, pour ne pas sombrer elle-même, elle s’est créée une carapace.

Le pas de deux du premier acte où Rodolphe vient exprimer ses doutes dans la chambre de sa mère est assez déchirant, avec la douceur et les gestes d’un fils qui sont repoussés par une Sissi qui a peur d’y répondre ou de lui manifester de l’affection. Lorsqu’ils sont dos à dos, on voit ses atermoiements. La mère et le fils sont les 2 faces d’une même pièce.

Las de ne pas être entendu, Rodolphe part dans une éruption de colère, elle essaie de le consoler sans parvenir à se départir d’une certaine distance. D’un baiser sur le front contraint, elle l’enjoint à faire son devoir d’héritier.

La Princesse Stéphanie : le chat dévore la souris

Avec le rôle de la Princesse Stéphanie, Charline Giezendanner retrouve un rôle d’envergure. Le contraste entre la personnalité solaire de cette danseuse et le comportement ignoble de son mari à son égard renforce le sentiment d’horreur ressenti par le spectateur lorsque le rideau retombe après le terrible pas de deux qui clôture le premier acte.

Ce pas de deux est assez unique dans l’histoire de la danse, un pas de deux c’est généralement un danseur qui vénère sa partenaire et la fait briller. Ici, la violence psychologique et physique de l’instant, telle que voulue par la dramaturgie, conduit le danseur sur le fil du rasoir : il faut donner à voir cette violence, sans réduire en pièces sa partenaire. La Princesse Stéphanie n’imaginait sans doute pas une telle nuit de noces : son attitude oscille tout du long entre terreur (elle est une poupée désarticulée entre les mains de Rodolphe, plongée dans un état de tétanie) et courage (elle revient vers son mari et s’accroche à lui comme pour le ramener à la raison).

Mizzi Caspar : le tourbillon de la vie

C’est à Roxane Stojanov que revient le rôle de Mizzi Caspar, l’actrice et demi-mondaine, qui distrait Rodolphe des intrigues de la cour. Le tempérament de feu de la danseuse  dynamite la scène du cabaret qui est le miroir de la scène de la maison close dans l’Histoire de Manon, et Mizzi est un peu la synthèse de la maîtresse de Lescaut (pour la gouaille) et de Manon (pour la façon dont elle règne sur cet univers de débauche). Le spectacle est au moins autant au centre de la scène que sur les côtés où, par des saynètes,  le chorégraphe installe une atmosphère décadente. Rodolphe semble être comme un poisson dans l’eau dans cet environnement.

L’arrivée de la police, à la recherche des indépendantistes hongrois avec lesquels Rodolphe complotent, disperse tout ce petit monde. Seul Rodolphe et Mizzi restent. Privé de son unique espace de liberté, le prince tente de convaincre sa compagne de se suicider avec elle. Cette femme qui a les pieds sur terre refuse avec énergie. Un peu plus tard, on se rend compte qu’elle joue double jeu et est un indicateur de la police, sur les faits et gestes de son amant.

Marie Vetsera : vivre vite et mourir jeune

Dernière femme à entrer dans la vie de Rodolphe, Marie Vetsera n’est pas exactement la marionnette qui l’aidera à conserver son influence sur Rodolphe, qu’imagine la Comtesse Larisch. Si elle copie docilement les mouvements qui encerclent Rodolphe de son aînée lors des premières approches (au bal du mariage et lors de la rencontre « fortuite » dans les rues de Vienne), on sent, au travers des regards par en dessous qu’elle lance au prince, que, derrière la sage frange de la jeune fille de bonne famille, il y a déjà beaucoup d’audace. Dans la scène des cartes où les deux femmes s’amadouent/ se jaugent, on se demande si c’est la Comtesse Larisch qui la manipule, ou si c’est elle qui trompe la Comtesse. Marie Vetsera (qui joue les jeunes filles amoureuses du prince charmant avec son mentor) va s’avérer la plus redoutable des armes léthales.

Hannah O’Neill m’a surprise dans ce rôle. J’ai une image d’elle qui est un peu celle de la ballerine parfaite, la créature éthérée qui est dans son élément dans l’acte blanc. Ici, on découvre une jeune femme séductrice, passionnée et sensuelle qui défie les conventions et qui a encore moins de limites que Rodolphe. On espère qu’elle n’aura plus trop à attendre avant d’être nommée Etoile. Alors qu’ils n’ont jamais dansé ensemble à ma connaissance, le partenariat avec Stéphane Bullion est fluide et naturel. Leur premier pas de deux, qui conclut le second acte, est un sommet, que je mettrais juste à côté de ceux de la Dame aux Camélias (Agnès Letestu et Stéphane Bullion) pour la façon dont la danse montre la passion charnelle. Dans le dernier acte, c’est comme s’ils ne faisaient qu’un, Marie devance les pensées et les actions de Rodolphe. La seule façon de le sauver des souffrances de son âme et de son corps, c’est de l’accompagner dans son suicide. Dès le début de la dernière scène, on ressent profondément combien la décision de Marie est inéluctable et son intrépidité face à la mort.  

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