Le spectateur assidu de ballet est souvent contrarié quand on lui annonce qu’il ne verra pas la distribution soigneusement sélectionnée en fonction de ses affinités. Parfois, il est aussi bon de se laisser surprendre et d’apprécier une association impromptue. C’était le cas ce 11 juillet pour ma dernière représentation de l’Histoire de Manon.

Décidément, cette série de représentations n’aura pas été de tout repos pour le Des Grieux du soir, Marc Moreau. Il devait initialement danser deux soirées avec Laura Hecquet , puis avec Léonore Baulac. Suite au retrait de Germain Louvet, il a été basculé sur les 4 dates de ce dernier avec Ludmila Pagliero. Après 2 représentations mémorables et intenses, Ludmila Pagliero s’est fait mal et un œdème au genou impressionnant l’a contrainte à se retirer pour la soirée du 11 juillet. Sae Eun Park qui a retrouvé la scène après son congé de maternité sur 2 dates avec Paul Marque a été appelée à la rescousse pour le pari pas gagné d’avance, quand on connaît les pas de deux ébouriffants concoctés par Kenneth MacMillan, d’aborder le rôle de Manon avec un nouveau partenaire avec une préparation très réduite. Les deux étoiles ont en tout cas livré une représentation de haute tenue, saluée par une standing ovation, événement pas si fréquent à l’Opéra.

Troisième Manon et encore une nouvelle façon d’aborder ce personnage. La Manon de Myriam Ould-Braham était une ingénue pervertie par la société libertine. Celle de Ludmila Pagliero voulait tout (l’amour et l’argent) et surtout vivre pleinement, peu importe les conséquences. Sae Eun Park campe une Manon pragmatique et calculatrice: elle fait le nécessaire pour bénéficier d’un certain confort matériel dans un monde où les possibilités sont assez limitées pour une jeune femme de sa condition. Nécessité faisant loi, Sae Eun Park n’a pas vraiment eu le temps de développer une complicité dans l’interprétation avec Francesco Mura : Lescaut apparaît donc ici comme un instrument  qui lui permet d’arriver à ses fins. Dès le départ, elle observe, elle teste mais toujours avec une réserve de bon aloi son pouvoir sur les hommes. Elle veut faire son chemin dans le monde et l’attention de Monsieur de G.M. (Grégory Dominiak) l’impressionne, tant pis si cette attention franchit les limites de la bienséance. Des perspectives intéressantes s’ouvrent à elle: elle pourrait au moins rivaliser avec le standing de la maîtresse de son frère. D’ailleurs, une « grande dame » (Laure-Adélaïde Boucaud) l’entreprend sur ses projets d’avenir.

A ce stade, les regards adorateurs de Des Grieux ne sont qu’un hommage agréable, mais elle n’y semble pas plus réceptive que cela. C’est lui qui provoque la rencontre et l’échange. Marc Moreau fait preuve d’une forte présence scénique dans son premier solo, plus assuré que lors de sa prise de rôle. Les hésitations du premier pas de deux sont sans doute liés au partenariat improvisé mais reflètent aussi les hésitations de Manon. Quitte à s’engager dans une carrière de courtisane, autant la commencer avec un jeune homme de bonne famille, aux nobles sentiments. L’attachement de Manon à la sécurité matérielle est particulièrement visible lorsque, au moment de s’enfuir, elle revient sur ses pas pour chercher son bagage, un détail qui m’avait échappé sur les précédentes représentations.

La nuit d’amour avec Des Grieux semble avoir vaincu les hésitations de Manon. Elle n’est pas réellement amoureuse, mais sous le charme de cet amant passionné. Le pas de deux de la chambre gagne en fluidité. Marc Moreau réalise un sans-faute dans le partenariat pour mettre en confiance Sae Eun Park qui devient de plus en plus expressive. L’étoile coréenne est souvent appréciée pour sa facilité dans le grand répertoire classique. Mais sa musicalité et ses belles lignes en font aussi une fine interprète du répertoire néo-classique.

Malheureusement pour Des Grieux, loin des yeux, loin du cœur, à peine a-t-il le dos tourné que sa dulcinée se fait séduire par Monsieur de G.M. Les yeux de Manon brillent devant les cadeaux (fourrure et parure de bijoux) offerts par le gentilhomme. Son choix est déjà fait. Dans le pas de trois avec son frère et Monsieur de G.M., nous n’avons pas affaire à une Manon effarouchée mais elle semble tout à fait consentante, jusqu’à ce que Monsieur  de G.M. veuille pousser son avantage un peu plus loin. Il y a alors de l’effroi et de la répulsion dans le regard de la danseuse qui n’avait pas encore mesuré l’étendue de ce qu’elle devait sacrifier pour vivre dans l’opulence. Monsieur de G.M. se montre grand seigneur, il ne s’abaissera pas à la forcer. Tout vient à point à qui sait attendre …

Le deuxième acte était particulièrement réussi du point de vue théâtral: les jeux de pouvoir à l’œuvre au sein de l’établissement de Madame sont très lisibles. Manon a gravi 4 à 4 les échelons de la réussite dans ce microcosme: elle est tout en haut de la pyramide. Son riche amant lui offre l’aura de sa protection et de son statut, la traite avec respect en échange d’une exclusivité sur sa personne. Toutes choses que n’ont pas les autres femmes qui hantent les lieux, depuis la simple fille de joie jusqu’à la maîtresse de Lescaut (Sylvia Saint-Martin) qui, jusque-là, n’avait pas vraiment de rivale dans ce petit monde. Tout au long du tableau dans l’hôtel particulier de Madame, Manon cherche à asseoir son statut, un statut que le comportement de Des Grieux menace. La rivalité à distance de Monsieur de G.M. qui souhaite posséder le corps de Manon et de Des Grieux qui souhaite posséder son cœur est au centre de cette scène, avec une Manon qui, tant bien que mal, retarde la confrontation. Dans le solo avec les gentilshommes, Sae Eun Park traduit bien toute l’ivresse de la jeune femme devant sa puissance mais aussi l’angoisse de tout perdre à cause de l’amour dévorant et incontrôlable que lui porte Des Grieux. Marc Moreau livre une déclaration d’amour bouleversante (on ne se lasse pas de ce solo où alternent le lyrisme synonyme d’espérance et la tension inquiète du doute qui habite l’amoureux bafoué et humilié), à laquelle la seule réponse, si cruelle, que propose Manon est de tricher aux cartes pour dépouiller Monsieur de G.M. La découverte de l’arnaque ramène Manon à la case départ. Au logis de Des Grieux, malgré les élans d’une passion sensuelle, elle reste songeuse face aux symboles de sa prospérité fugace (la luxueuse robe, le bracelet). L’on sent bien dans le pas de deux de dispute amoureuse qui suit que Manon ne resterait pas bien longtemps dans ce dénuement relatif, s’ils n’étaient pas brutalement interrompus par l’entrée de Monsieur de G.M. et des représentants de l’ordre.

C’est finalement au moment de la déchéance ultime (la déportation, le viol par le geôlier, Des Grieux qui va jusqu’au meurtre pour la sauver) que Manon rend enfin son amour à Des Grieux, cela donne un pas de deux échevelé et fiévreux, très émouvant mais d’une manière différente de celui avec Ludmila Pagliero où ce pas de deux matérialisait le terminus d’une passion mutuelle et mouvementée, alors qu’ici, on pleure la fin d’un amour qui vient à peine de se révéler.

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