« Roman crapuleux ou roman janséniste ? » s’interroge René Etiemble en préface de l’édition de la Pléiade de l’Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut par l’Abbé Prévost. Si l’adaptation chorégraphiée de Sir Kenneth MacMillan penche sans conteste en faveur du versant crapuleux avec une mise en scène haute en couleurs du Paris libertin du XVIIIème siècle, ce 24 juin, Myriam Ould-Braham et Mathieu Ganio font pencher la balance du côté édifiant de l’œuvre. Ils invitent dans le ballet une partie de l’ambivalence du roman et son côté introspectif.

Mathieu Ganio reprend pour la troisième fois le rôle de Des Grieux qu’il a déjà dansé avec Isabelle Ciaravola en 2012 et Laetitia Pujol en 2015. Les dernières saisons n’ont pas donné beaucoup de matériel à défendre à un danseur étoile, plutôt discret hors scène et étiqueté prince du classique : il s’est fait finalement assez rare sur la scène de l’Opéra et n’avait plus véritablement de partenaire de prédilection. Cette association, inédite pour moi dans un grand ballet, avec Myriam Ould-Braham apparaissait pourtant comme une évidence, tant les tempéraments artistiques et leur registre d’élection semblent accordés. Mathieu Ganio apporte dans sa valise tout le vécu de ses précédentes interprétations : il n’est pas que le jeune homme éduqué et bien né qui jette sa gourme pour les beaux yeux d’une jeune fille à la morale flexible, il est également l’homme de qualité qui jette un regard rétrospectif sur ses folies de jeunesse, pour se repentir de sa conduite inconsidérée mais peut-être aussi pour retrouver l’exaltation de ce premier grand amour qui, en dépit de la fange où il a entraîné ses protagonistes, n’en demeure pas moins beau. N’oublions pas que si le titre du ballet ne retient que Manon, le roman est aussi l’histoire du Chevalier, racontée par lui-même. L’approche de Mathieu Ganio est donc très intéressante, conférant au ballet une tonalité un peu différente de celle donnée par d’autres interprètes qui l’abordent comme un ballet d’action mené tambour battant.

Roxane Stojanov et Pablo Legasa

Dans cette vision, l’attention se porte essentiellement sur l’être aimé, Manon, source de toutes les souffrances mais aussi de la plus grande félicité, les autres (le frère souteneur, sa maîtresse flamboyante, le riche protecteur ou le geôlier violeur) ne sont que des épiphénomènes, des personnages secondaires et pas des catalyseurs de l’action. Ainsi, dans le premier acte, les scènes d’exposition dans la cour de l’auberge apparaissent comme pittoresques, un divertissement pour passer le temps avec de beaux numéros de Pablo Legasa en frère de Manon, de Hugo Vigliotti en chef des mendiants ou de Roxane Stojanov en maîtresse de Lescaut, mais, comme des Grieux, l’on n’est réellement captivé que lorsque Manon fait son entrée.

Katherine Higgins et Cyril Chokroun

Myriam Ould-Braham, lorsqu’elle descend de la voiture, est l’image même de la fraîcheur et de l’innocence. Elle attire les regards concupiscents des gentilshommes et en particulier de Monsieur de G.M. (Cyril Chokroun), avide d’une nouveauté que n’offrent déjà plus les beautés négociées par Madame (Katherine Higgins), trop vite fanées par une vie de débauche. La danseuse rend à merveille l’apprentissage par Manon de son pouvoir sur les hommes. Cependant, ces hommes âgés sont bien moins séduisants que le jeune homme à l’air sérieux et noble, qui semble déjà l’adorer du regard et lui offre une superbe parade amoureuse au cours de laquelle Mathieu Ganio déploie ses lignes parfaites. Il y a dans le pas de deux du coup de foudre et dans le premier pas de deux de la chambre comme une atmosphère de scène galante peinte par Fragonard. Les deux danseurs se sont trouvés et les pas de deux périlleux imaginés par un Kenneth MacMillan fasciné par le patinage artistique de couple sont fluides et apparaissent totalement naturels.

Roxane Stojanov

Le départ de Des Grieux et la réapparition de Lescaut et de Monsieur de G.M. viennent interrompre de façon abrupte ce beau rêve d’amour. La nature impulsive et sincère dont a fait preuve Manon jusqu’à présent rendent particulièrement malsain ce pas de trois. C’est presque de guerre lasse, résignée à servir les intérêts de son frère, qu’elle fait l’offrande de son corps sur le lit même où elle a consommé son amour avec Des Grieux. On a du mal à se faire à l’idée que ce si doux visage puisse nourrir des pensées vénales.

Dans le deuxième acte, dans l’hôtel de tous les plaisirs tenu par Madame, Des Grieux suit Lescaut qui a plus ou moins combiné le projet d’en faire l’amant de cœur de Manon, désormais la protégée de Monsieur de G.M. La Manon du deuxième acte a le regard voilé, comme si elle cherchait à ne pas se voir telle qu’elle est. Il y a quelque chose de mécanique (le corps est dissocié de l’âme et du cœur), opposé à l’insouciance décomplexée de la maîtresse de son frère, quand elle passe entre les bras de tous les gentilshommes pour une danse de séduction qui semble enjoindre à Des Grieux de l’oublier définitivement. Myriam Ould-Braham est presque touchante dans ce passage, qui peut rapidement devenir l’affirmation un peu vulgaire du statut de courtisane star de Manon. Au passage, le travail de bras de la danseuse est magnifique. Le marché qu’elle propose à Des Grieux, tricher aux cartes pour dépouiller Monsieur de G.M. et vivre de cet argent vilement gagné et des bijoux dont son protecteur l’a couverte, est quasiment un acte désespéré: espère-t-elle un instant que le noble Des Grieux refusera de s’avilir et se sauvera ainsi ? C’est sans compter sur la passion aveugle qui anime le jeune homme, et sans doute également, sa vanité de croire qu’il sera son sauveur en dépit de tout.

La fuite des deux amants est cette fois-ci beaucoup moins joyeuse qu’au premier acte et le retour au logis de Des Grieux est scellé par un deuxième pas de deux de la chambre qui augure déjà du triste destin que se prépare le couple. Si Des Grieux veut encore y croire, on comprend bien que Manon ne se fait pas vraiment d’illusions sur leur capacité à reprendre le droit chemin.

Dans le troisième acte, j’ai rarement vu une Manon aussi misérable et affaiblie que celle proposée par Myriam Ould-Braham dans cette terrible descente aux enfers qui la conduit de la passerelle du navire qui déporte les prostituées à la Nouvelle Orléans jusqu’aux griffes du geôlier (Arthus Raveau surprenant dans ce rôle toujours glaçant) avant la fuite finale dans les marécages. Mathieu Ganio est à son meilleur dans cette dernière partie, magnifique d’abnégation puis rageur lorsqu’il assassine le geôlier et enfin incroyablement touchant dans sa dévotion pour Manon. A une saison de la fin de carrière de Myriam Ould-Braham, on ne peut que regretter qu’elle n’ait pas eu l’occasion d’aborder plus tôt dans sa carrière ce rôle fétiche de la plupart des étoiles et souhaiter que cette association idéale avec Mathieu Ganio soit reconduite.

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