Le monde du théâtre parisien au XIXème siècle a inspiré ses contemporains Balzac dans les Illusions Perdues ou Zola dans Nana ainsi qu’un des plus grands films du cinéma français Les Enfants du Paradis de Marcel Carné, tourné pendant l’Occupation, “une cathédrale élevée à la gloire de l’art français à l’heure la plus terrible” selon le critique Georges Sadoul. Pour tout amoureux de la culture française, il y a toute une imagerie associée à cet univers où la cocotte séduit l’aristocrate pour obtenir des rôles et où d’authentiques comédiens fraient avec de sinistres fripons dans un Paris de carte postale, une imagerie qu’il s’est construite au gré de ses lectures des classiques de la littérature ou des romans feuilletons ou au travers des figures de danseuses de Degas. Ce n’est donc pas si étonnant que ce soit un Espagnol, parisien d’adoption, José Martinez qui ait eu envie de relever le défi d’une adaptation chorégraphiée des Enfants du Paradis.
Il a choisi le parti pris ambitieux de recréer le temps d’une soirée dans l’enceinte de l’Opéra Garnier cet univers fantasmé du monde du spectacle. Dès le grand escalier, le spectateur est accueilli par musiciens, jongleurs et funambules qui prennent la pause avec lui pour une photographie souvenir, l’apostrophent ou l’invitent à rejoindre la salle. La scénographie est une réussite visuelle: on est sans doute plus proche du Technicolor flamboyant du French Cancan de Jean Renoir que du noir et blanc poétique de Marcel Carné mais les décors d’Ezzio Toffolutti et les costumes d’Agnès Letestu recréent la magie de ce Paris du spectacle disparu avec le joyeux chaos du boulevard du Temple, ses théâtres plus ou moins prestigieux, côté scène et côté coulisses, ses pensions miteuses avec leurs petites chambres et leurs logeuses, le cabaret enfumé avec son bal populaire, l’univers plus feutré des aristocrates qui s’encanaillent avec les artistes. Cette reconstitution soigneuse, la construction du ballet calquée scrupuleusement sur le synopsis du film et la composition passe-partout de Marc-Olivier Dupin étouffent cependant le côté vivant du spectacle. On imagine ce que le talent de conteur d’un Roland Petit aurait pu faire de cet argument, lui qui a travaillé avec une partie des collaborateurs de Marcel Carné (Jacques Prévert, le peintre et costumier Mayo , Joseph Kosma), tenants du réalisme poétique dont son Rendez-Vous est un superbe exemple .
En mettant l’accent sur l’atmosphère, José Martinez a oublié l’authenticité des sentiments et parvient trop rarement à nous intéresser à ses personnages qui sont réduits à de simples archétypes.Laetitia Pujol danse merveilleusement, mais il aurait sans doute fallu une séductrice dans la veine des héroïnes de Roland Petit pour donner chair à la Garance immortalisée par Arletty, Eléonora Abbagnato par exemple. Partant de là, il devient difficile de se passionner à ce qui est pourtant le coeur de l’intrigue, la relation entre Garance et le mime Baptiste (Mathieu Ganio qui a trop peu à danser) écartelé entre cet amour fou pour une femme libre et audacieuse, qu’il n’ose complètement vivre, et l’amour apaisé qu’il porte à Nathalie (Muriel Zusperreguy). Au delà du pur plaisir de voir le pas de deux de Laetitia Pujol et Mathieu Ganio, on reste indifférent à la scène finale où, après avoir été surprise avec Baptiste par Nathalie, Garance s’enfuit, poursuivie par Baptiste désespéré.
C’est la galerie des hommes qui entourent Garance, tous amoureux d’elle, qui réveille le spectateur. Benjamin Pech rendosse l’habit du protecteur richissime quelques jours après l’Histoire de Manon et c’est sans doute avec lui que la Garance de Laetitia Pujol semble le plus à l’aise. Vincent Chaillet est un Lacenaire jubilatoire, présence inquiétante jusque dans les coursives de l’Opéra. Enfin, Karl Paquette est l’acteur vedette, Frédérick Lemaître, charismatique, séducteur et virtuose: c’est lui qui illumine la soirée de sa gouaille dans les parties plus théâtrales. A l’entracte, il prend possession du grand escalier de Garnier en Othello jaloux qui assassine la voluptueuse Desdémone de Charlotte Ranson. Il est également l’étoile du ballet dans le ballet (transposition de la pièce de théâtre du film) aux côtés de Nolwenn Daniel (qui fera ses adieux dans ce ballet), peut-être le passage le plus personnel du spectacle, où le grand danseur classique qu’est José Martinez pastiche Balanchine.Je suis ressortie de cette soirée avec le sentiment que les moyens conséquents mis à la disposition de José Martinez et de son équipe créatrice lui ont permis de mettre en oeuvre toutes ses idées, peut-être trop justement, au détriment de l’efficacité dramatique de son oeuvre. Pour reprendre des propos de Marcel Carné, « la virtuosité de la caméra, c’est bien souvent au détriment de l’histoire, et surtout des acteurs. » Il reste néanmoins, pour les visiteurs de passage à l’Opéra Garnier le souvenir d’une expérience théâtrale originale à raconter sur une carte postale de voyage.
A lire : une analyse du film de Marcel Carné sur le site DVDClassik.
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