Pour l’ouverture de la saison au Théâtre National de la Danse à Chaillot, nous sommes invités du côté de l’Italie avec deux programmes, Excelsior, déstructuration d’un ballet de la fin du XIXème siècle toujours au répertoire de la Scala, chorégraphié par Salvo Lombardo, et Don Juan créé par Johan Inger pour l’Aterballetto, compagnie d’Emilie-Romagne. Deux façons différentes de concevoir le rapport de la danse à son histoire : dans la première, Salvo Lombardo cherche en quelque sorte à faire table rase du passé, même s’il se base sur une source classique, dans la seconde, Johan Inger s’appuie sur la richesse du langage chorégraphique et des codes du ballet narratif pour proposer une œuvre contemporaine.

Excelsior – Salvo Lombardo (15 octobre)

Ce compte-rendu a été écrit pour le site Dansomanie.

En 1881, Excelsior, ballet à grand spectacle de Luigi Manzotti, était créé à Milan pour l’ouverture de l’Exposition Universelle. Ce divertissement allégorique célébrait la victoire de la lumière sur l’obscurantisme, la fierté d’une toute jeune nation italienne et une foi indéfectible dans le pouvoir de la science et des conquêtes techniques pour atteindre la paix universelle.

En 2020, à en pleine pandémie et à quelques heures de l’entrée en vigueur du couvre-feu à Paris, cet optimisme béat prêterait presque à sourire au moment de découvrir au Théâtre de Chaillot la relecture d’Excelsior par le chorégraphe italien Salvo Lombardo, un détournement de l’original aux accents anarchistes et altermondialistes.

En guise d’introduction, une voix récite la note d’intention de Luigi Manzotti: ce texte pris au premier degré devait impressionner les spectateurs de 1881, ici, il devient objet de dérision. Un montage d’images d’archives, de vidéos d’actualités, de publicités ou encore de clips projeté sur le rideau de scène vient souligner le propos et dénoncent les prétentions à la supériorité de la civilisation occidentale, depuis les bonnes intentions des colonisateurs jusqu’à l’interventionnisme au Moyen-Orient, en passant par la représentation de l’Autre dans la culture (blackface, Mamma dans Autant En Emporte Le Vent), des stéréotypes qui irriguent encore de nos jours la culture populaire (spots de marques de luxe ou rap).

Faute d’une connaissance préalable de l’Excelsior princeps ou de son revival des années 70 toujours au répertoire de la Scala, on restera peut-être interloqué par ce qui suit. Les sept spécimens d’humanité plutôt gratinés mis en scène par Salvo Lombardo semblent tout droit sortis d’une émission de télé-réalité trash. Ils sont les lointains descendants des personnages allégoriques ou des archétypes des versions précédentes: la Civilisation affublée d’un top à croix rouge, l’Obscurantisme(?), drag queen avec un t-shirt siglé Odile (clin d’œil au Lac des Cygnes) et la Lumière, une ménagère fatiguée qui se prend pour Barbie, l’Empire Colonial britannique, un grand escogriffe plutôt sympathique, mais pas très malin,  le Colon, représenté par un touriste en short et marcel ou encore le Progrès, grimé en Lara Croft. Je ne garantis pas d’avoir tout compris, mais ils me sont apparus comme le symbole du déclin irréversible de l’Europe, au fil des différents tableaux plus animés que dansés.

©Carolina Farina

On se perd un peu dans les messages, et, par moment, se manifeste un soupçon de politiquement incorrect. A la fin de la première séquence, nos Tuches se produisent dans un grand concert caritatif pour le Tiers Monde, présenté comme un avatar moderne et méprisable du sentiment colonialiste. Plus tard, dans une jungle de pacotille constituée de plantes d’intérieur, les solistes déambulent, se trémoussent de manière lascive, comme sont supposés le faire les indigènes dans l’imagerie colonialiste, sur un rap aux paroles très explicites. L’Occident corrompt donc tout ce qu’il touche: le rap, émanation de la culture afro-américaine, est synonyme d’avilissement de la femme.

A d’autres moment, les solistes sont rejoints par un petit corps de ballet, sept jeunes danseurs du CNSMD: ces purs produits de la culture « classique » masqués (sans doute pour des raisons sanitaires, mais c’est assez symbolique) se voient offrir les seuls passages véritablement chorégraphiés, comme une respiration dans cette laideur universelle. Et si finalement, le monde du premier Excelsior n’était pas meilleur que celui de l’Excelsior 2020 ? C’est une conclusion assez étonnante (mais ce n’est peut-être que la mienne) si on se fie aux intentions exprimées par le chorégraphe.

Le rideau se ferme, une dernière vidéo nous montre une meute de loups (ceux qui nous dirigent? les populistes?) déchiquetant le drapeau italien (bien malmené tout au long de la représentation), tandis qu’en transparence les danseurs nus forment une sorte d’amas de corps, tel un charnier.

Les amateurs de belle danse ne seront pas comblés par cet Excelsior, qui, dans le style, fait un peu penser au travail de Jérôme Bel. Néanmoins, la pièce présente un intérêt d’un point de vue socio-politique et réussit à intriguer le spectateur en le faisant se questionner sur les véritables intentions de son créateur.

Don Juan – Johan Inger (18/10)

Le Suédois Johan Inger fait partie des chorégraphes venus du Nord très en vogues dans le monde de la danse à l’heure actuelle. Nous avons découvert à Paris en 2019 un Petrouchka plein d’inventivité dansé par les Ballets de Monte-Carlo ainsi qu’une version de Carmen chorégraphiée sur mesure pour la Compañia Nacional de Danza de España dirigée alors par José Martinez. Il vient de créer pour une compagnie de plus petite envergure basée en Emilie-Romagne, l’Aterballetto, une version chorégraphique du mythe de Don Juan.

Johan Inger, passé notamment par le Royal Swedish Ballet et le Ballet Cullberg, QG de la dynastie Ek, est représentatif d’une école de la danse contemporaine qui s’appuie sur l’héritage du ballet classique et sur une solide culture théâtrale. Pour cette compagnie italienne, le chorégraphe a choisi de s’inscrire dans les codes de la commedia dell’arte en la modernisant. Comme à son habitude, la scénographie est relativement minimaliste, avec des matelas customisés déplacés par les danseurs qui servent tantôt de cloisons mobiles, tantôt de théâtre aux exploits de Don Juan ou encore d’éléments architecturaux. Elle réussit néanmoins aux instants clés à être spectaculaire.

L’intrigue est linéaire et particulièrement lisible, introduisant néanmoins quelques petites variations par rapport aux sources classiques. Pas de Commandeur vengeur ici, mais la mère de Don Juan. Dans le prologue, on la voit se faire abuser dans une ruelle obscure : de cette mauvaise rencontre, va naître Don Juan, qu’elle va abandonner. C’est ce traumatisme initial, un complexe d’Œdipe non résolu ainsi que l’atavisme paternel qui expliquent le comportement de Don Juan avec les femmes, sa fuite permanente. Son valet Leporello (Leo dans le synopsis moderne) est présenté comme son double vertueux.  

Toute la séquence consacrée à la relation avec Elvira est un petit bijou de précision, tant sur le plan de la narration que de la chorégraphie. Cela ressemble au style de Mats Ek, mais avec une pointe de romanesque en plus. Estelle Bovay, passée par le Royal Ballet, est très touchante dans le rôle d’Elvira. Le contraste physique entre Saul Danielle Ardillo (Don Juan) et Philippe Kratz (Leo) est très intéressant et dans leurs pas de deux respectifs avec Elvira se matérialisent d’un côté la duplicité et de l’autre la droiture morale.

Credit Nadir Bonazzi

Les passages chorégraphiés pour les ensembles sont particulièrement réussis. Il se dégage de la fête de mariage de Masetto et Zerlina, de la rixe avec les amis de Masetto ou du carnaval où Donna Ana et Don Ottavio se font mystifier une italianité très plaisante, une énergie et un sens de l’action qui réjouissent en ces temps moroses, bien accompagnées par la composition de Marc Alvarez inspirée par Gluck. Le travail sur les costumes mérite également d’être signalé : ils contribuent à mettre en valeur les ensembles.

Nul doute qu’avec ce Don Juan, Johan Inger a offert à l’Aterballetto, et surtout aux danseuses (chaque conquête de Don Juan bénéficie d’une chorégraphie cousue main), une pièce signature destinée à voyager de par le monde.

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