Parmi les ballets que Rudolf Noureev a légués à l’Opéra de Paris et qui sont régulièrement repris, sa Cendrillon créé en 1986 occupe une place bien à part : c’est une production complètement originale. Même Roméo et Juliette, considéré par beaucoup comme son travail de chorégraphe le plus accompli, emprunte à d’autres versions qui ont marqué son histoire d’interprète, notamment celle de Kenneth MacMillan. Certes, Noureev  s’appuie  sur le ballet éponyme composé par Prokofiev à la fin de la Seconde Guerre Mondiale, mais sa source d’inspiration n’est pas la chorégraphie de Rastislav Zakharov pour le Bolchoï. Il part d’une page blanche, et d’ailleurs, en transposant le conte de fées à l’âge d’or hollywoodien, il s’affranchit de son riche héritage russe pour se tourner vers le patrimoine culturel tout neuf du Nouveau Monde, son rêve de midinette à lui.

A quoi rêvent les midinettes dans le Los Angeles des années 30 ? De se faire repérer par un producteur au drugstore du coin de la rue ou d’être séduite par Rudolph Valentino (que Noureev a incarné dans l’une de ses rares incursions au cinéma). Tel est le postulat de départ de cette Cendrillon hollywoodienne qui joue pour le plus grand bonheur de l’amoureux du 7ème art avec les codes et l’iconographie de l’usine à rêves.

La Cendrillon de Noureev passe sa journée à briquer la salle du bar angelino délabré de son père alcoolique, tandis que ses demi-sœurs, chipies invétérées, cornaquées par une belle-mère aux faux airs de Cruella, courent sans succès les castings pour décrocher une figuration. Sa rencontre fortuite avec un producteur fantasque (inspiré par Howard Hugues) va la métamorphoser le temps d’une journée en star de cinéma. A l’occasion de cette journée au studio (un deuxième acte qui permet à Noureev de croquer avec humour les coulisses de cet univers), elle va croiser pour un bout d’essai un Acteur-Vedette, un peu diva sur les bords, qui tombe sous son charme, mais les heures passent et le rêve se termine : Cendrillon quitte le plateau, laissant un de ses souliers en strass. L’Acteur-Vedette, inconsolable, refuse de reprendre le tournage et se lance à la poursuite de la belle inconnue dans le Hollywood by Night (la taverne espagnole, le « bouge » chinois, le cabaret russe). Au petit matin, il atterrit dans le bar du père de Cendrillon : tout est bien qui finit bien, le producteur fait signer à Cendrillon un contrat avec le studio et l’Acteur-Vedette et Cendrillon peuvent jouer leur première scène sous les feux des projecteurs qui capturent ce moment rare où l’art imite la vie.

Ludmila Pagliero était la star de la matinée du 2 décembre, charmante, musicale, déjouant tous les pièges de la chorégraphie de Noureev avec une facilité désarmante, à l’aise dans la comédie comme dans la romance. Germain Louvet s’est taillé un beau succès personnel avec les variations de son Acteur-Vedette, un rôle qui lui va comme un gant à ce stade de sa carrière. L’alchimie avec Ludmila Pagliero fonctionne parfaitement : Noureev chorégraphie ici des pas de deux néo-classiques qui ne s’apparentent pas à des exercices acrobatiques et à une démonstration de force du danseur. Les deux sont entourés, comme dans tout bon film qui se respecte, par une galerie de seconds rôles qui cabotinent avec jubilation : Hugo Vigliotti, facétieux assistant du metteur en scène Matthieu Botto, Pablo Legasa, professeur de danse, qui remplacerait bien la star dans son pas de deux avec l’Acteur-Vedette, Alexandre Gasse, méconnaissable en marâtre, et surtout les deux demi-sœurs hilarantes, Emilie Cozette et Ida Viikinkoski. Il y a même les intermèdes musicaux avec le défilé de mode des saisons et leur quatuor de mannequins vedettes (Charline Giezendanner, Marion Barbeau, Sae Eun Park et Fanny Gorse) dans un exercice de pastiche de Balanchine.

Cendrillon est un vrai spectacle pour les fêtes de fin d’année avec les décors magiques de Petrika Ionesco (les pin-ups géantes qui surgissent des cintres, la citrouille qui se transforme en rutilante traction, le plateau de King-Kong ou celui de la comédie musicale avec son escalier à la Ziegfield Follies) et de jolies idées de mise en scène (hommage au cinéma oblige). Néanmoins, derrière le strass et les paillettes, s’esquisse une vision moins idyllique d’Hollywood : le démiurge de cet univers, le producteur au gros cigare (génial Alessio Carbone), n’utilise-t-il pas l’Acteur-Vedette comme un appât pour alimenter la machine à produire en chair fraîche, en l’occurrence des starlettes interchangeables (cf. la métaphore du temps), et seules quelques exceptions telles Cendrillon se verront offrir plus qu’un strapontin pour la gloire.

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