On espère que la réouverture du Théâtre du Châtelet la saison prochaine donnera un nouvel élan aux Étés de la Danse qui, après 2 années d’exil à la Seine Musicale, revient à Paris et trouve refuge au Théâtre Mogador pour une manifestation réduite à sa plus simple expression, 1 compagnie et 1 seul programme sur une petite dizaine de jours.
C’est à la Compañia Nacional de Danza de Espana, dirigée par José Martinez, que revient la charge d’animer cette année de transition avec son ballet emblématique, Carmen, chorégraphié par le Suédois Johan Inger. En prenant la direction de sa compagnie nationale en 2011, José Martinez avait pour ambition de redonner à cette troupe d’une quarantaine de danseurs, plutôt contemporaine, un répertoire néo-classique et classique, avec notamment la création de sa version de Don Quichotte ou l’entrée au répertoire de pièces de William Forsythe.
Avec cette déclinaison moderne de Carmen créée en 2015, Johan Inger s’inscrit pleinement dans ce projet et a donné à la CND une œuvre à la fois ancrée dans l’hispanitude, de par sa thématique, et reflétant l’évolution stylistique de la troupe. De fait, le Suédois, passé par le Royal Swedish Ballet, le Nederlands Dans Theater, pépinière incontournable des talents chorégraphiques du moment, et le Ballet Cullberg, QG de la dynastie Ek, est représentatif d’une école de la danse contemporaine qui s’appuie sur l’héritage du ballet classique et sur une solide culture théâtrale. En voyant cette Carmen, on ne peut s’empêcher de faire le rapprochement avec celle de son mentor, Mats Ek, vue la semaine précédente à l’Opéra Garnier, avec laquelle elle partage sa partition, un arrangement de Rodion Chtchedrine d’après Bizet, et un sens aigu de la caractérisation des personnages et de la stylisation théâtrale.
Si la Carmen de Mats Ek flirte avec le cartoon, l’inspiration de Johan Inger est à chercher du côté du néo-noir. Sa Carmen transposée dans la grisaille d’une banlieue industrielle dans les années 70 fait fi du pittoresque hispanique associé à Carmen dans l’imaginaire collectif: seule concession, les justaucorps colorés à frous-frous des ouvrières, sinon, l’atmosphère est résolument poisseuse. Le drame passionnel en Technicolor, portrait d’une femme libre, se transforme ici en l’histoire d’une noirceur absolue de l’aliénation mentale progressive de Don José aveuglé par la passion. Le deuxième acte est ainsi particulièrement oppressant avec un corps de ballet de créatures en noir qui viennent hanter les cauchemars d’un Don José en pleine dérive.
Le style chorégraphique est en adéquation avec ce parti pris: je le qualifierais de sinueux, de reptilien, avec une violence sous-jacente. Du côté de l’interprétation, Daan Vervoort impressionne en Don José torturé, Isaac Montllor, Escamillo transformé en rock star, est sensuel et magnétique comme on l’attend (avec un petit côté malsain), tandis que la Carmen de Sara Fernández se fait un peu voler la vedette par ses partenaires masculins.
Si cette version qui laisse de côté les aspects purement divertissants de Carmen m’a un peu déstabilisée, il faut reconnaître à Johan Inger son talent pour installer une atmosphère et marquer l’esprit du spectateur: il s’impose comme un maître du ballet narratif contemporain.