Avec une soirée confiée au chorégraphe suédois Mats Ek, Aurélie Dupont réussit à nous faire oublier la triste monotonie de la programmation du deuxième trimestre 2019. Certes, la troupe n’était pas au chômage, préparant une tournée de prestige en Asie, mais, en tant que spectateur, la flamme était éteinte depuis la série du Lac de Cygnes. Alors, Mats Ek, ce n’est pas du classique, mais c’est un classique, un chorégraphe qui, à 70 ans, n’a pas besoin de l’Opéra de Paris pour construire sa notoriété, et qui sort de sa retraite pour créer deux nouvelles pièces et pour transmettre la reprise de son Carmen de 1992. C’est déjà un petit événement en soi, à inscrire au bilan d’Aurélie Dupont, bien malmenée par les passionnés.

Au programme, beaucoup de danse, une danse alliant des bases de technique classique à une gestuelle plus contemporaine, très typique du chorégraphe, et une bonne dose de théâtre, un mélange qui réussit particulièrement aux danseurs parisiens. Alors que la plupart des chorégraphes invités récemment à Paris me semblent avoir mis les danseurs au service de leur ego, Mats Ek a instauré un échange moins superficiel avec ses interprètes.

Carmen s’inscrit dans la veine des relectures par Mats Ek du répertoire classique (opéra, théâtre, ballet), à l’instar de Giselle, Le Lac des Cygnes, Juliette et Roméo. Mats Ek utilise l’arrangement musical d’après Bizet, composé par Rodion Chtchedrine pour le ballet interprétée par son épouse Maya Plisetskaya, mais il ne faut pas voir ce Carmen en se référant à ses précédentes versions chorégraphiées, que ce soit ce ballet de 1967 ou le Carmen de Roland Petit.

C’est d’abord la lecture personnelle du « mythe » de Carmen, comme représentation d’une femme libre et forte dans une société patriarcale,  par un chorégraphe qui est aussi metteur en scène de théâtre. Visuellement, il y a quelque chose de cartoonesque dans cette version, avec ses remparts de Séville stylisés en forme d’éventails et ses costumes rutilants, évoquant une Espagne de pacotille. Cela fait un bien fou de retrouver un ballet narratif, avec des personnages portés avec conviction par les danseurs.

Amandine Albisson semble avoir trouvé la mesure de son statut d’étoile et fait désormais preuve de plus d’autorité sur scène : sa Carmen n’est peut-être pas assez charnelle, mais cela fonctionne avec ses partenaires. On ne pouvait rêver meilleur Don José que Florian Magnenet : le premier danseur endosse avec brio la veulerie du brigadier. Hugo Marchand est un Escamillo de feu, une vraie rock star, magnifique techniquement, magnifique tout court. Muriel Zusperreguy, M(icaela), n’est jamais aussi remarquable que dans ce registre de dance theater (cf. ses rôles chez Pina Bausch).

Avec Another Place, on quitte le soleil de l’Andalousie, pour la grisaille du nord de l’Europe et on s’invite dans l’intimité d’un couple, pour un long pas de deux ancré dans les petits riens du quotidien, qui est une des marques de fabrique de Mats Ek, généralement créé pour son épouse et muse Ana Laguna. Un plateau nu avec une table et un tapis pour seuls accessoires, que les danseurs vont utiliser pour dialoguer. Deux distributions étaient proposées pour cette création : Aurélie Dupont / Stéphane Bullion d’une part, Ludmila Pagliero / Alessio Carbone d’autre part. Suite au retrait partiel ( ?) d’Alessio Carbone, j’ai finalement vu Stéphane Bullion deux fois, l’une avec Ludmila Pagliero (30 juin) et l’autre avec Aurélie Dupont (6 juillet).

Another Place est un duo tendre et poétique, porté par la Sonate en si mineur de Liszt, qui suit l’histoire d’amour toute simple d’un couple d’intellos un peu timides : nous sommes témoins de leur rencontre, du bonheur d’un amour partagé, des périodes de vache maigre, des coups de blues, des disputes, des retrouvailles, le tout couronné par l’instant magique où le rideau de fond de scène s’ouvre pour dévoiler le Foyer de la Danse et où ils rêvent ensemble d’un avenir doré.

Stéphane Bullion se voit offrir l’un de ses plus beaux rôles. Si son duo avec Ludmila Pagliero m’a séduite (tout en pudeur, en subtilité), je suis ressortie emballée de la représentation où il dansait avec Aurélie Dupont. Aurélie Dupont est assez surprenante dans ce registre dé glamourisé où je n’imaginais pas du tout la Directrice de la Danse. J’ai trouvé que leurs interactions étaient plus abouties (ils ont également eu plus de temps de préparation), qu’il y avait un supplément d’émotion et quelque chose de plus léger dans leur association, un des plus beaux moments de la saison pour moi.

Pour conclure la soirée, c’est à un monument musical que s’attaque Mats Ek, le Boléro de Ravel. C’est le propre des grands créateurs, ils savent surprendre, et sortir des sentiers battus. La version de Béjart a marqué les esprits et ce serait vain de vouloir se mesurer à elle, alors pourquoi ne pas aborder la pièce sous l’angle de l’humour ? Exit la/le soliste tout puissant, irradiant la sensualité, ici, c’est un vieux monsieur (Niklas Ek, le frère du chorégraphe) qui donne le tempo en remplissant une baignoire avec des seaux. Autour de lui, la vie semble suivre son cours, illustrée par des sections chorégraphiques interprétées par des petits groupes de danseurs (femmes et hommes indifférenciés) en combi-sweets à capuche noirs. Un ballet malin et plaisant, à défaut d’être inoubliable.

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