Le fil conducteur de la soirée réunissant Agon de George Balanchine, une création de Saburo Teshigawara et le Sacre du Printemps de Pina Bausch sous la houlette du maestro-compositeur finlandais Esa-Pekka Salonen est plus probablement à chercher du côté de la musique, et en particulier d’Igor Stravinsky, que d’une quelconque parenté chorégraphique.

Agon - Audric Bezard et Sae Eun Park

Agon – Audric Bezard et Sae Eun Park

Agon (1957) est le fruit d’une étroite collaboration entre Balanchine et Stravinsky : Stravinsky composait la musique en même temps que Balanchine chorégraphiait. La pièce fait partie de l’inspiration « Black & White » de George Balanchine qui est un peu à sa veine symphonique (celle de Thème et Variations ou du Palais de Cristal), ce que le Picasso cubiste est au Picasso de la période bleue. La plupart des ballets de Balanchine sont abstraits, mais certains distillent une émotion subtile, un parfum nostalgique. Rien de tout cela avec Agon, on est dans la cérébralité pure : Balanchine disait d’ailleurs de son œuvre, c’est « une machine, mais une machine qui pense ». Douze danseurs (huit ballerines, quatre danseurs), justaucorps noir et collant blanc pour elles, maillot blanc et collants noirs pour eux, se succèdent dans une série de douze joutes (Agon signifie « combat » en grec) sous forme de pas de deux, trois et quatre : leurs évolutions sur la base d’un vocabulaire classique semblent encore incroyablement modernes, répondant à la partition écrite par Stravinsky en utilisant les douze sons de la gamme dodécaphonique.

Agon

Au centre de la pièce, deux solistes s’affrontent dans un pas de deux magistral, d’où émanent force et sensualité, et où l’on comprend l’influence de Balanchine sur les chorégraphes néo-classiques contemporains (de William Forsythe à Christopher Wheeldon, dont le Polyphonia emprunte beaucoup à ce pas de deux). Il ne faut pas oublier au passage que le pas de deux réunissait à sa création Diana Adams, une ballerine blanche, et Arthur Mitchell, un danseur noir, ce qui en 1957 (et même dans le monde des compagnies de ballet classique de nos jours) était révolutionnaire, d’autant plus que la chorégraphie était assez audacieuse. Peut-être d’avantage encore qu’avec les Balanchine « classiques », l’interprétation des danseurs parisiens semble un peu trop respectueuse et compassée.

Agon - Paul Marque , Hannah O'Neill et Arthus Raveau

Agon – Paul Marque , Hannah O’Neill et Arthus Raveau

La distribution du 26 octobre réunissait notamment Germain Louvet, Hannah O’Neill, Arthus Raveau et Paul Marque, mais ce sont Sae-Eun Park et Audric Bezard, dans ce fameux pas de deux, qui restent dans ma mémoire. Décidément, la danseuse coréenne s’affirme de plus en plus sur scène, en dehors de ses qualités techniques, notamment lorsqu’elle est soutenue par un partenaire expérimenté.

Grand Miroir

Grand Miroir

Grand Miroir de Saburo Teshigawara utilise quant à lui Violin Concerto, une composition d’Esa-Pekka Salonen, le chef d’orchestre pour cette soirée, qui se trouve avoir dirigé des enregistrements de référence des œuvres de Stravinsky (notre fil de conducteur …). Si l’on échappe au pensum que l’on pouvait craindre après la dernière création de Teshigawara à l’Opéra, Darkness is hiding Black Horses, ce Grand Miroir, qui, paraît-il, a été inspiré au chorégraphe japonais par un poème de Baudelaire, reste lui-aussi avant tout une œuvre éphémère, que, comme tant d’autres créations des dernières saisons, l’on voit mal être reprise. Après le noir et blanc d’Agon, place aux couleurs dont on a maquillé les corps des dix danseurs, par ailleurs affublés de t-shirts et shorts assez inesthétiques, surtout pour les danseuses. On a la sensation que les évolutions des danseurs sur la scène ne sont pas spécialement chorégraphiées, même si elles sont en accord avec la musique, et  servent à former des tâches de couleurs en mouvement dans une sorte de composition picturale. Petit moment incongru, la séquence, où Lydie Vareilhes semble poursuivi par une horde de zombies colorés, évoque le clip de Thriller. Bref, une création vite vue, et assez vite oubliée, qui donne néanmoins envie de réécouter la composition d’Esa-Pekka Salonen, et qui permet à Héloïse Bourdon de cocher la case création contemporaine sur son CV (condition sine qua non pour progresser dans la hiérarchie ?).

Le Sacre du Printemps

Le Sacre du Printemps

En conclusion de la soirée, c’était le retour du Sacre du Printemps, le mythique ballet composé par Stravinsky et chorégraphié initialement par Nijinsky, dans la version de Pina Bausch. Le spectacle commence dès l’entracte avec le ballet des techniciens qui s’affairent sur scène pour mettre en place le tapis de terreau sur lequel évoluera le corps de ballet. Cette pièce n’est que depuis 20 ans au répertoire de la compagnie, mais, comme le Parc de Prejlocaj, elle fait partie de ces « classiques » instantanés, qui abolissent la frontière entre classique et contemporain, et, en voyant les danseurs parisiens l’interpréter, on les sent passionnés comme rarement. Cette intensité sur scène, ce corps de ballet fusionnel où chaque individualité (expérimentée comme plus jeune) a un espace de liberté : cela faisait un certain temps que je n’avais pas vécu cela dans la salle.

Le Sacre du Printemps

Le Sacre du Printemps

Alice Renavand était l’Elue ce soir-là, mais l’ensemble du corps de ballet, de Karl Paquette, en chef de la meute masculine charismatique et inquiétant à Eleonara Abbagnato, Elue en alternance, en passant par les quadrilles de la troupe, donne encore plus de relief à sa performance. Longue standing ovation lorsque le rideau se relève sur les danseurs maculés de terre. Face à la force de ce Sacre, je me serais pour ma part bien passée de l’anecdotique Grand Miroir et l’aurais remplacé par un Oiseau de Feu version Béjart.

Le Sacre du Printemps

Le Sacre du Printemps

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