Le ballet classique donne souvent vie à des univers intermédiaires où les vivants rencontrent les morts ou des créatures fantastiques, et ceci grâce la magie du théâtre en utilisant des toiles peintes, des voiles, des fumées et des trappes. Le programme contemporain proposé cet automne est finalement une relecture très personnelle de ce motif récurrent par 3 créateurs-chorégraphes.

En présence de Benjamin Millepied, en plein apprentissage des arcanes de la grande maison, la matinée du 10 novembre avait fait le plein, ce qui était relativement suprenant pour un contenu plutôt aride.

Pour ma part, j’y allais surtout pour Doux Mensonges de Kylian, que je souhaitais découvrir après le très beau moment passé la saison dernière avec Kaguyahime.

Je n’attendais pas grand chose du Teshigawara Darkness is hiding Black Horses après la séance publique à Bastille avec Nicolas Le Riche, et finalement la danse (ou faut-il plutôt parler de mouvement ?) n’est qu’une des composantes de l’installation artistique du maître japonais. Une installation fragile, puisque Nicolas Le Riche, blessé, avait du laisser sa place dans le trio avec Aurélie Dupont et Jérémie Bélingard à Marc Moreau, lui aussi forfait de dernière minute après une entorse le matin. Nous avons donc eu droit à une improvisation quasi-totale de la part des deux danseurs étoiles. Au milieu de fumerolles de geysers, dans des costumes au style « haillons post-apocalyptiques », Aurélie Dupont (« la lumière ») essaie d’émerger de ténèbres hantées par Jérémie Bélingard, au rythme de compositions sonores inquiétantes. J’ai vite cessé de chercher de grandes significations à ce que je voyais sur scène, et me suis laissée porter par la puissance quasi hypnotique de la danse de Jérémie Bélingard. Il est incroyable dans la façon dont il occupe l’espace, il semble habité par une entité surnaturelle : par moment, on a l’impression de voir la décomposition des mouvements de son corps, comme si on était au ralenti. A ses côtés, Aurélie Dupont était presque éclipsée: on sentait encore chez elle les réflexes / la mémoire de la danseuse classique, ces réflexes dont Teshigawara nous a justement expliqué qu’il souhaitait que les danseurs parviennent à les oublier. Une performance sans filet courageuse de la part du couple, chaleureusement applaudie par le public.

Cela a moins été le cas pour le Glacial Decoy de Trisha Brown, « ballet » dansé dans le silence (parfaitement respecté par les spectateurs) sur un fond où les toiles peintes figurant une forêt romantique ont été remplacées par le défilement de diapositives de Robert Raushenberg représentant des vues en noir et blanc d’une Floride assez banale. Quatre vestales immaculées traversent la scène, émergeant de l’obscurité des coulisses tantôt côté cour tantôt côté jardin, au rythme du clic des diapos pendant une vingtaine de minutes. Pour peu que l’on soit positionné trop sur le côté de la salle, il n’y a pas grand chose à voir. La musique m’a manqué: lorsque les danseuses étaient dans mon champ de vision, la poésie qui se dégageait de leurs mouvements m’a amenée à réfléchir à quel morceau pourrait sublimer tout cela. Peut-être un des objectifs de la chorégraphe ?

Glacial Decoy

A côté de ces deux œuvres assez radicales dans leurs partis pris, Doux Mensonges de Kylian apparaît comme le seul véritable ballet du programme. Je trouve remarquable la façon dont Kylian lorsqu’il crée pour l’Opéra de Paris respecte l’ADN de la troupe et du théâtre et s’en sert pour enrichir son imaginaire. Il prend en compte dans sa chorégraphie la technique superlative de ses interprètes, utilise les trappes chères au ballet romantique et intègre les légendes du théâtre (n’y a-t-il pas un peu du Fantôme de l’Opéra lorsque Stéphane Bullion disparaît sous la scène avec Alice Renavand ?). Il joue sur le contraste entre la lumière (ce que l’artiste montre au public) et l’obscurité (la face cachée, les failles de l’artiste) à plusieurs niveaux : aller-retours entre la scène et les dessous mystérieux du plateau de Garnier que l’on suit via une installation vidéo, les airs de Monteverdi s’opposant à ceux de Gesualdo interprétés par les chanteurs des Arts Florissants, le couple lumineux (Abbagnato – Chaillet) et le couple sombre (Renavand – Bullion). Alice Renavand est décidément une interprète de choix pour Kylian. Au delà du masque du jeune homme romantique et tourmenté, Stéphane Bullion laisse éclater une certaine brutalité. Dans le couple plus solaire qu’il forme face à eux avec Eléonora Abbagnato (quelles magnifiques extensions!), Vincent Chaillet joue avec finesse de sa stature et de sa puissance physique.

Maud Gnidzaz, soprano, entre Stéphane Bullion et Eléonora Abbagnato

A la beauté sonore de la musique baroque répond la beauté plastique des danseurs choisis par Kylian, pour nous emmener dans un univers imaginaire où la Renaissance et le XXIème siècle se rejoignent.

Vincent Chaillet et les chanteurs des Arts Florissants

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