Les entrées au répertoire de ballet classique se font rares dans les saisons parisiennes : poursuivant la dynamique donnée depuis son arrivée à la tête de l’Opéra, José Martinez a eu la bonne idée de faire appel à son ami Manuel Legris pour qu’il remonte sa version de Sylvia, une œuvre intimement liée à l’histoire du Palais Garnier. Il s’agit en effet du premier ballet présenté sur la scène de l’Opéra tout juste inauguré en 1876. Aujourd’hui, il faut bien avouer que l’on est finalement bien plus familiers de la partition de Léo Delibes et ses fameux pizzicati que du ballet pour laquelle il l’a composée. Plusieurs versions de ce ballet d’inspiration mythologique appartiennent ainsi au répertoire de l’Opéra, depuis la chorégraphie initiale de Louis Mérante, en passant par celles de Léo Staats et de Serge Lifar, jusqu’à la version de Lycette Darsonval, qui avait marqué le jeune Manuel Legris lorsqu’il était à l’Ecole de Danse. Sans parler de la version abstraite, poème chorégraphique, de John Neumeier, à la création de laquelle il avait participé en 1997 avec Monique Loudières, Elisabeth Platel, Nicolas Le Riche et José Martinez, déjà.
Créé en 2018 pour le Ballet de l’Opéra de Vienne , dont il était le directeur artistique, puis emmené dans ses valises lorsqu’il a pris la direction du Ballet de la Scala de Milan, cette Sylvia est moins une reconstitution d’exégète à la Pierre Lacotte ou à la Ratmansky que l’hommage d’un amoureux du ballet classique, et d’un des plus grands interprètes du genre, en toute humilité.

Il n’y a pas tant d’occasions que cela de découvrir un ballet classique. Au bout de quelques saisons, le spectateur assidu a plus ou moins fait le tour des piliers du répertoire, et il va pouvoir comparer les nuances entre les différentes interprétations, avec un plaisir sans cesse renouvelé mais aussi un niveau d’exigence grandissant. Face à une oeuvre inédite, on analyse forcément beaucoup moins ce que l’on voit et, même l’habitué se retrouve avec les yeux candides d’un spectateur novice, et le pari de Manuel Legris est à cet égard parfaitement réussi. J’ai ressenti un plaisir presque enfantin devant cette fantaisie mythologique, où l’intrigue compte finalement assez peu et s’efface devant la danse, la danse, et toujours la danse. Sylvia n’est pas sans rappeler le Songe d’une Nuit d’Eté de Balanchine ou la Source (autre ballet sur une musique de Delibes). Certes, la production de l’Opéra de Vienne signée Luisa Spinatelli n’a pas bénéficié des mêmes moyens que les deux productions susnommées et les éléments en dur du décor n’apparaissent peut-être pas aussi soignés que ce que dont on a l’habitude à l’Opéra, mais cela fait aussi partie du charme de ce style de ballet.

Le premier acte nous transporte dans une forêt où cohabitent créatures surnaturelles, faunes, naïades et satyres, divinités et humains. La troupe des chasseresses convoque également le souvenir des Willis de Giselle, avec, à leur tête, la souveraine Diane (majestueuse Héloïse Bourdon). Amoureuse en secret d’Endymion (Lorenzo Lelli dont la danse séduit de plus en plus), elle l’a réduit à un sommeil éternel pour ne pas trahir son vœu de chasteté. Et voilà qu’une jeune pâtre, Aminta (Guillaume Diop), a l’audace de tomber amoureux de sa disciple préférée, Sylvia (Valentine Colasante). Cela donne lieu à un magnifique solo romantique du danseur, où il invoque la divinité Eros pour être aimé en retour de la nymphe qu’il a surprise dans la forêt. Valentine Colasante est une Sylvia à l’allure presque martiale dans ce premier acte, pas encore troublée par l’amour. Sa danse s’adoucit lorsqu’elle découvre les sentiments d’Aminta : elle n’est pas encore amoureuse, mais on la sent déchirée d’être sommée de mettre à exécution l’impitoyable jugement de Diane. Il faut se débarrasser de cet intrus. Au cours de l’imbroglio qui s’en suit, Aminta prend une flèche destiné à la statue d’Eros, et est laissé pour mort, la statue d’Eros prend vie, et décoche à son tour une flèche dans le cœur de Sylvia, semant la petite graine de l’amour. Le « méchant » Orion (formidable Jérémy-Loup Quer) en profite pour enlever la belle Sylvia. L’acte se conclut avec des divertissements villageois emmenés par un très musical trio composé d’Hortense Millet-Maurin, Rémi Singer-Gassner et Rubens Simon. Ils découvrent le corps d’Aminta et font appel à un étrange sorcier-guérisseur qui le ramène à la vie. Il s’agit en fait d’Eros qui se dévoile enfin dans toute sa splendeur : Jack Gasztowtt assume sans ridicule le blond peroxydé, la quasi-nudité et les ailes de la divinité de l’Amour.

Le deuxième acte se concentre sur la captivité de Sylvia dans la grotte d’Orion, un passage qui rappelle la caverne d’un autre grand ballet classique, le Corsaire. Sylvia va recourir à la ruse et à la séduction pour s’échapper. C’est un passage réjouissant du ballet, car la dynamique entre Valentine Colasante et Jérémy-Loup Quer fonctionne particulièrement bien, à tel point que l’on se demande bien pourquoi Sylvia veut s’échapper. Le rôle d’Orion est le plus étoffé dramatiquement, le moins unidimensionnel, et Jérémy-Loup Quer, jamais meilleur que dans les rôles sombres, peut donner libre court à son talent de danseur héroïque à la russe. Le pas de deux entre sensuel entre Sylvia et Orion a un contrepoint plus majestueux, avec un raffinement impérial, avec celui associant, à la fin de l’acte, Sylvia et Eros qui vient de la libérer. Le troisième acte permet de réunir enfin Sylvia à Aminta dans un divertissement somptueux, avec un pas de deux central virtuose. Eros réussit à dompter le courroux de Diane envers Sylvia et tout finit dans la joie.





La distribution, mêlant étoiles et jeunes talents, nous offre une belle démonstration de force de la compagnie, qui m’a semblé être à son meilleur. La chorégraphie est fluide et je trouve que les danseurs se coulent dedans naturellement, en dépit de la difficulté des pas. On a le sentiment que chaque danseur est à sa place, dans son registre de prédilection et que les pas ont été chorégraphiés pour rendre justice à leurs qualités. Le coaching de Manuel Legris y est sans doute pour quelque chose. C’est spécialement flagrant pour les hommes qui ont fait preuve d’une homogénéité technique et d’une précision rarement vue. Oubliés les cinquième parfois imparfaites de Guillaume Diop ou le côté un peu désordonné du haut de son corps : tous ses dons naturels sont amplifiés. Jack Gasztowtt fait quant à lui preuve d’une sureté inédite sur ses réceptions. On garde également en mémoire le bondissant faune de Keita Bellali et les apparitions toujours attendues d’Ines McIntosh en naïade. C’est une œuvre que j’ai, pour ma part, envie de revoir, et je suis très curieuse de découvrir la captation qui sera proposée sur cette série avec Bleuenn Battistoni dans le rôle-titre, Paul Marque en Aminta et Andrea Sarri dans le rôle d’Orion.
Mots Clés : Guillaume Diop,Hortense Millet-Maurin,Ines McIntosh,Jack Gasztwott,Jérémy-Loup Quer,Keita Bellali,Lorenzo Lelli,Manuel Legris,Rémi Singer-Gassner,Rubens Simon,Sylvia,Valentine Colasante