Alors qu’une grande partie des danseurs de l’Opéra de Paris est confrontée à l’Everest de la danse classique que représente la Belle au Bois Dormant sur la scène de Bastille, à Garnier, un plus petit groupe explore un répertoire contemporain associant une création de la chorégraphe israélienne Sharon Eyal à une reprise d’une œuvre culte créée par Mats Ek pour les danseurs de l’Opéra, Appartement. Voici deux propositions de danse contemporaine radicalement différentes, un peu comme si on associait Woody Allen et Julia Ducournau. En tout cas, et cela mérite d’être signalé, car cela n’a pas toujours été le cas à l’Opéra sur ce type de programme ces dernières années, le spectateur en a pour son argent, les danseurs ont quelque chose à danser et l’on arrive à identifier qui danse quoi.

Vers la Mort (Sharon Eyal)

On ne peut pas totalement parler de création pour Sharon Eyal puisqu’elle reprend une de ses pièces (OCD Love), inspirée par un slameur américain souffrant de troubles obsessionnels compulsifs (OCD en anglais). Cette pièce initialement centrée sur l’amour se retrouve à présent affublée du titre Vers la Mort. Bien que formée à l’école d’Ohad Naharin et de la Batsheva, l’artiste israélienne propose pour les danseurs de l’Opéra une chorégraphie avec un vocabulaire de base très académique, qui évoque davantage William Forsythe que Monsieur Gaga (le surnom de Naharin). Il semble d’ailleurs que le souhait initial de José Martinez était que Sharon Eyal propose un travail sur pointes : ce n’est finalement pas le cas, on reste sur demi-pointes, mais il y a bel et bien un ADN classique dans la chorégraphie et l’on sent que Sharon Eyal s’est bien acclimatée à la compagnie pour laquelle elle avait déjà créé un Faunes remarqué en 2021. On retrouve par ailleurs chez Eyal cette façon d’étirer certains passages chorégraphiques et musicaux, propre à Naharin, comme pour tester la résistance physique et psychologique du spectateur, en témoigne le long solo introductif de Nine Seropian sur une tic-tac hyper angoissant. Par rapport à Naharin, le procédé est néanmoins adouci avec une sensibilité plus féminine dans le mouvement. L’apparition de Naïs Duboscq sur scène est une bouffée d’air frais: c’est intéressant de voir comment la chorégraphe emmène cette danseuse au profil très classique dans son univers. J’ai également trouvé la partition offerte aux danseurs masculins plutôt valorisante: Mickaël Lafon, Yvon Demol, Julien Guillemard et Nathan Bisson sont très à leur avantage. La musique électro-clubbing, les variations autours de mouvements classiques, cela fait immanquablement penser à Forsythe et à son Blake Works. Le hic pour moi, c’est que, chez Forsythe, il y a du second degré, alors qu’ici, on a l’air de se prendre très (trop) au sérieux. Cette première pièce fait fuir le 2ème et le 3ème rang de ma loge à l’entracte.

Ludmila Pagliero et Hugo Marchand

C’est bien dommage car ils auraient sans doute été emportés par la poésie du quotidien que met en mouvement Mats Ek avec tant de subtilité dans Appartement. Cette œuvre rappelle combien Brigitte Lefèvre a su coordonner des créations contemporaines ambitieuses, amenées à s’inscrire durablement dans le répertoire. N’ayant jamais vu la pièce, je n’avais pas forcément d’échelle de comparaison entre les étoiles passées qui ont participé à la création  et la nouvelle génération de danseurs qui entrent dans l’univers du maître. La distribution est assez impressionnante, mêlant les étoiles les plus en vue de la compagnie et solistes confirmés. Dans cette succession de saynètes rythmée par la musique « live » du Fleshquartet, il y a une danseuse qui semble totalement dans son élément et qui surclasse ses collègues: c’est Ludmila Pagliero. Interprète aguerrie de Mats Ek avec lequel elle a créé un de ses derniers opus pour l’Opéra (Another Place), elle donne le la dès son étonnant duo avec le bidet de la salle de bain ou encore dans cette marche des aspirateurs pleine de fantaisie. On comprend son souhait de faire ses adieux à la scène avec cette chorégraphie, qui laisse entrevoir un versant plus fantaisiste de sa personnalité artistique. Hugo Marchand est impressionnant dans le contre-emploi du solo de la télévision, une couch potato qui ne vit plus qu’à travers son téléviseur, mais il est peut-être trop beau pour Mats Ek.

Jack Gasztowtt m’a semblé très juste dans le pas de deux autour de la cuisinière: je ne l’imaginais pas forcément à son aise dans ce registre où il faut faire preuve de beaucoup de personnalité, et je trouve qu’il éclipse Valentine Colasante. J’ai également beaucoup apprécié le pas de deux de la porte avec Ida Viikinkoski (qui avait un peu disparu des radars) et Marc Moreau qui sont touchants et drôles en amoureux transis.  C’est peut-être le passage le plus intemporel de cette chorégraphie, car les attributs de la société de consommation triomphante ont bien changé depuis la fin des années 2000. On imagine ce que pourrait donner un Appartement à l’ère des smartphones, des réseaux sociaux et de la maison connectée.

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