Après l’entrée au répertoire réussie de Decadance en 2018, Aurélie Dupont avait négocié les droits d’une autre pièce phare du chorégraphe contemporain israélien Ohad Naharin, Sadeh 21. Le public parisien a plus l’habitude de découvrir ses œuvres dansées à la Villette, au Théâtre de la Ville ou au Palais de Chaillot par la troupe du chorégraphe, la Batsheva Dance Company. S’il ne dirige plus cette compagnie aujourd’hui, les danseurs de la Batsheva restent biberonnés à la technique chorégraphique si particulière de Naharin, la méthode Gaga (le surnom du chorégraphe). Généralement, même sans être un inconditionnel d’Ohad Naharin et de la danse contemporaine, le spectateur ressent quasiment physiquement l’énergie déployée par les danseurs sur scène. On ne peut donc qu’être intrigué par la manière dont les danseurs de l’Opéra, à la formation classique, vont s’approprier cette technique.
Curieux choix de positionner Sadeh 21, œuvre contemporaine assez radicale, en plein congés scolaires. Les étoiles de la compagnie sont mobilisées sur une tournée classique de prestige au Japon : ceci explique peut-être cela. Les parents qui avaient choisi d’amener leurs bambins en cette matinée de dimanche s’en sont peut-être mordus les doigts. Comme en 2018 pour Decadance, la distribution est 100% corps de ballet, mais, cette fois-ci, ce sont à mon avis les jeunes femmes qui se démarquent dans une œuvre qui a tendance à s’étirer en longueur et à tester les limites du spectateur. On repère des habituées de ce registre : Caroline Osmont, Marion Gautier de Charnacé, Juliette Hilaire ou Clémence Gross. Elles apportent leur expérience et leur personnalité, et parviennent à exister individuellement au sein du collectif. Chez les garçons, c’est plus timide, et seul Takeru Coste parvient réellement à rendre l’aspect instinctif, presque animal, du style Gaga.
Les 75 minutes sans entracte s’organisent en une succession de tableaux numérotés qui explorent un champ (« sadeh » en hébreu) de mouvement. Le numéro du tableau est projeté sur le mur écran en fond de scène, permettant au spectateur d’évaluer le temps qu’il lui reste à vivre intensément ou à subir le spectacle, selon son humeur. Pour ma part, c’est finalement plus l’univers musical propre à chaque tableau qui m’a fait entrer dans la chorégraphie ou pas. Passé l’effet de surprise de Sadeh 1, succession de solos permettant d’introduire chaque danseur et leurs capacités physiques extraordinaires, on se dit que le fond sonore qui s’apparente à du bruitage industriel n’est pas très inspirant. Les accents New Age de David Darling (Stones Start Spinning) accompagnant Sadeh 3 nous sortent d’un début de torpeur. Il y a une harmonie paradoxale dans cette danseuse qui marche comme si de rien n’était avec un curieux déhanché autour d’un groupe de six danseurs aux interactions tout en physicalité brute. Avec Sadeh 5, le chorégraphe livre sans doute une réflexion sur la sexualité des jeunes femmes d’aujourd’hui : une danseuse en justaucorps rouge (Caroline Osmont), incarnation de la femme fatale, se livre à un solo lascif devant un ensemble de danseuses à la gestuelle plus syncopée et masculine dans une ambiance très « clubbing ». Au bout d’un moment, les deux gestuelles s’hybrident et les danseuses forment un groupe de femmes fortes et sensuelles à la fois, tandis que des hommes en robe dansent en arrière-plan.
Sadeh 6 avec son danseur criant des paroles incompréhensible à l’avant-scène fait trouver le temps bien long : où en est-on dans le minutage et va-t-il réellement y avoir 21 tableaux ? On avance tout à coup en marche rapide avec un seul tableau Sadeh 7-18. Ouf se dit-on! Sadeh 19 est porté par la très belle composition d’un des maîtres de la musique de film, Angelo Badalamenti, avec un extrait de la bande originale de Mulholland Drive : le lyrisme de la musique contraste avec l’image d’une jeune femme étendue sur le dos dont les jambes convulsent, tandis qu’une ligne d’hommes entament une danse qui n’est pas sans évoquer les danses folkloriques grecques mises à l’honneur par Maurice Béjart dans les 7 Danses Grecques, mais avec des mouvements entièrement décomposés, avant que la ligne ne se casse pour se livrer à une chorégraphie quasi tribale. Sadeh 20 teste à nouveau la résistance du spectateur : pas de musique, mais les cris d’une femme (est-elle violentée ? en proie à une rage profonde ?) pour seul accompagnement à des solos avec lesquels les danseurs mettent en mouvement leur ressenti du stress généré par ce fond sonore. L’ultime tableau fait office de saluts également, avec les danseurs qui surgissent au-dessus du mur qui occupe le fond de la scène, avant de se laisser tomber, tandis que défile sur le mur le générique du spectacle et les remerciements des danseurs à leurs proches et à ceux qui les ont marqués. On notera l’absence d’Aurélie Dupont qui a pourtant fait venir le chorégraphe et la présence de Benjamin Millepied ou plus curieux, celle de Christiane Taubira.
L’attrait et la valeur de ce travail avec Ohad Naharin sur une œuvre importante de son répertoire est incontestable pour les danseurs. Ce n’est pas une création vite ficelée pour l’Opéra, qui contribue plus à la valeur marchande du chorégraphe qu’à enrichir le répertoire de la compagnie. Du point de vue du spectateur, c’est un peu différent. De mes souvenirs de la Batsheva, ce qui marque c’est l’incroyable personnalité de chaque danseur au sein d’un ensemble, avec une force et un engagement physique qui émanent du plus profond du subconscient des danseurs et qui se communiquent au spectateur dans la salle. Les danseurs de l’ONP sont beaucoup plus formatés, logiquement de par leur parcours et de par leur répertoire d’élection, donc on perd un peu cette richesse inhérente aux parcours différents des danseurs de la compagnie israélienne. Et l’on voit également que la technique Gaga n’est pas naturelle pour nos danseurs, on ressent encore le travail. Les prochaines saisons concoctées par José Martinez diront si Mister Gaga et l’Opéra de Paris ont un avenir pérenne.
Mots Clés : Caroline Osmont,Clémence Gross,Juliette Hilaire,Marion Gautier de Charnacé,Ohad Naharin,Takeru Coste