Le L. A. Dance Project de Benjamin Millepied s’est installé à Paris pour une résidence d’automne. Avant des programmes plus pointus présentés au Châtelet en octobre, une nouvelle création de Benjamin Millepied et un triple bill consacré à des chorégraphes américaines, la compagnie a posé ses valises à la Seine Musicale pour y danser un spectacle à vocation grand public, Roméo et Juliette Suite.

(Photo L.A. Dance Project)

Ce spectacle qui devait être créé à Paris en 2019 a été largement commercialisé et reporté à deux reprises pour cause de pandémie. Pour satisfaire la demande, des dates ont été rajoutées sur cette série et c’est assez impressionnant de constater l’affluence pour un ballet dans cette salle de concert XXL. Visiblement, le nom de Benjamin Millepied fait vendre, et l’histoire  des amants maudits de Vérone est un tube inamovible de la culture populaire.

Le chorégraphe français a un savoir-faire indéniable pour surfer sur l’air du temps, et la frontière est parfois floue entre ce qui relève d’une intention artistique authentique et la nécessité de se conformer aux idéologies du moment pour trouver des financements auprès des multinationales du luxe (ici Van Cleef & Arpels). Bienvenue dans le monde de la culture à l’anglo-saxonne ! Ce Roméo et Juliette n’échappe à cette règle et sacrifie au wokisme ambiant en faisant incarner le couple au cœur du drame de Shakespeare alternativement par un homme et une femme, deux hommes ou deux femmes. On notera cependant avec malice que la version du ballet de Prokofiev utilisée est une version de référence du London Symphony Orchestra dirigée par le Russe Valery Gergiev, aujourd’hui blacklisté par les maisons d’opéra occidentales pour sa proximité avec le régime russe en place. Pour la dernière représentation de la série, proposé en après-midi le dimanche, j’avais hérité du couple « classique » et je n’ai donc pas vraiment pu juger du côté disruptif, vanté par la presse, de la relecture de Benjamin Millepied.

Mais j’ai passé un excellent moment, à des années-lumière des trois heures de Tanztheater pensum endurées à l’Opéra de Paris la veille. Ce spectacle est une vraie réussite, un divertissement très efficace et qui ne renie pas l’héritage « balletique » de l’œuvre, tout en inventant de nouvelles manières de montrer la danse en s’aventurant à la frontière du cinéma en direct.

Tybalt en coulisses, Mercutio virevoltant sur scène (Photo L.A. Dance Project)

On appréciera d’autant plus ce Romeo et Juliette si l’on a déjà découvert un de ses prédécesseurs classiques. Benjamin Millepied a réussi à condenser en moins d’1h30 tout son matériel chorégraphique, tout en ne sacrifiant ni l’œuvre musicale, ni la dramaturgie. Même, sur une musique enregistrée, il propose un spectacle total où danse, musique et scénographie se complètent harmonieusement. Au cœur du dispositif scénique, il y a le parti pris de filmer en direct une partie de la chorégraphie et de la diffuser en projection en fond de scène. La captation n’est parfois que le gros plan de la scène, mais suit parfois ce qui se passe dans les coulisses ou permet d’ouvrir la scène et de prolonger l’action dans les espaces de la Seine Musicale.

Tous les instants clés du ballet sont bien présents, transposés parfois, mais l’œuvre est finalement suffisamment universelle pour que le bal des Capulets façon nightclub n’apparaisse pas si décalé que cela. Les variations de Mercutio (Shu Kinouchi) rappellent celles du Mercutio de Noureev. Le Tybalt de Vinicius Silva, réincarné en chef de gang latino, fait froid dans le dos et manie le couteau comme l’original maniait l’épée. Peter Mazurowski qui incarne Roméo est l’archétype du prince de ballet classique, tandis que sa Juliette, Sierra Herrera, serait plus la lead dancer d’un musical. Le contraste entre la technique plus classique de l’un et la dimension culture urbaine de l’autre fonctionne superbement dans les pas de deux concoctés par Benjamin Millepied. C’est presque frustrant que ces pas de deux ne se déroulent pas sur scène mais dans les coursives du théâtre. Cela donne certes un impact émotionnel plus fort, grâce aux gros plans qui permettent à l’ensemble des spectateurs de la salle d’être au plus près des danseurs, mais on perd aussi un peu de la puissance du spectacle vivant.

Benjamin Millepied réussit avec ce Roméo et Juliette un petit tour de force: faire se rencontrer une forme d’art devenue ou considérée élitiste (Shakespeare, Prokofiev, le ballet) et la culture populaire contemporaine. Il marche ainsi dans les pas de son maître Jerome Robbins  qui, en chorégraphiant  West Side Story, revisitait lui aussi Roméo et Juliette. C’est dans cette veine narrative que, à mon sens, le talent chorégraphique de Benjamin Millepied trouve son meilleur terrain d’expression (Daphnis et Chloé pour l’Opéra de Paris ou encore Orpheus Highway où le mythe d’Orphée rencontre le road-movie américain). La prochaine étape naturelle, c’est le cinéma, avec un film musical sur Carmen qui fait le tour des festivals et devrait sortir d’ici la fin d’année.

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