Le retour de la danse à l’Opéra Bastille devant un public est marqué par la reprise d’une des superproductions de Rudolf Noureev, Roméo et Juliette, sur, ce qui est une des plus belles partitions écrites pour la danse, l’œuvre éponyme de Sergei Prokofiev. Nécessité absolue pour remettre la machine en route, cette œuvre monumentale donne du temps de scène à l’ensemble de la troupe ainsi qu’à de nombreux figurants, avec pas moins d’une quarantaine d’artistes sur le plateau dans les tableaux sur la place de Vérone ou lors du bal des Capulet. C’est aussi l’occasion d’assister à la prise de pouvoir et à la montée en confiance d’une nouvelle génération de solistes et d’étoiles. La première de cette série a ainsi vu la nomination de Sae Eun Park au titre d’étoile, aux côtés de Paul Marque qui étrennait quant à lui le titre acquis lors de la représentation en streaming de la Bayadère fin 2020. La soirée du 23 juin était leur dernière représentation sur cette série.

Si leur première avait encore lieu en petit comité, le 23 juin, la grande salle de Bastille était loin de sonner vide, avec 65 % de la jauge autorisée. Le pass sanitaire était de rigueur et l’afflux de spectateurs, bloqués par un incident sur la ligne 1 du métro, à seulement 15 minutes du spectacle, a dû donner quelques sueurs froides au personnel d’accueil de l’Opéra. Disons que l’expérience spectateur n’est pas des plus agréables (va-t-on à un spectacle ou subit-on un contrôle policier ?) et  qu’il faut être mordu de spectacle vivant pour accepter toutes ces contraintes, et, surtout, il faut vraiment la promesse de voir autre chose qu’une représentation routinière.

Roméo et Juliette, saluts de la représentation du 23 juin

Roméo et Juliette reste un souvenir prégnant pour moi : après l’avoir découvert en 2001 avec Elisabeth Maurin et Manuel Legris, je me suis repassée en boucle la cassette vidéo où Manuel Legris était accompagné de Monique Loudières. Cela reste en tout cas mon œuvre préférée de Rudolf Noureev, car c’est sans doute son œuvres la plus personnelle. Les productions de Noureev d’après Petipa sont somptueuses, mais on pourra toujours leur préférer les versions du Mariinsky, les ajouts de Noureev surchargeant parfois sans nécessité la chorégraphie initiale. Dans son Roméo et Juliette, créé en 1977 à la demande du London Festival Ballet  (ancêtre de l’English National Ballet) pour le Jubilé d’Argent de la Reine Elisabeth II, Noureev conçoit plus qu’une simple chorégraphie, une sorte de magnus opus nourrie par sa boulimie de culture. Il revient ainsi aux sources de l’œuvre de Shakespeare, avec une dramaturgie particulièrement lisible qui conserve également les aspects plus triviaux et truculents  de la pièce du Barde d’Avon. Passionné de cinéma (il tourne d’ailleurs Valentino en parallèle de la création de cette production), Noureev s’inspire également du travail de Franco Zeffirelli qui a rencontré un grand succès à la fin des années 60 avec deux adaptations  shakespeariennes, La Mégère Apprivoisée et, justement, Roméo et Juliette : la scénographie et les costumes d’Ezio Frigerio permettent de s’immerger dans le Quattrocento italien, rappelant le réalisme des reconstitutions historiques de l’ancien assistant de Luchino Visconti, et certains tableaux empruntent des procédés cinématographiques (flash-back, flash-forward, arrêt sur images). Du côté purement chorégraphique, si Noureev ne se prive pas de concocter des variations piégeuses pour les solistes, notamment les hommes, elles apparaissent plus musicales que dans d’autres ballets et plus spontanées.

Sae Eun Park et Paul Marque

C’est sans doute aussi que les principaux protagonistes de la soirée ont une technique brillante. Cela faisait longtemps que je n’avais pas vu une telle homogénéité du point de vue technique sur le plateau. On a l’impression que tout le monde est à sa place et les seconds rôles et le corps de ballet font un écrin pour la performance des étoiles. Certes, Sae Eun Park et Paul Marque ne sont pas des acteurs nés, mais, stricto sensu, ils sont de jeunes premiers et leurs rôles ne s’accommodent pas  de cabotinage. On les sent en tout cas sincères dans leurs intentions et ils dégagent tous deux un fort capital de sympathie. La pureté de la technique (les envolées de Sae Eun Park, le manège de doubles assemblées de Paul Marque) est le reflet de la pureté de leur âme, de la bulle d’amour dans laquelle ils se réfugient, loin de la violence des rues de Vérone, et le partenariat encore perfectible de Paul Marque s’accorde avec les maladresses et les timidités d’apprentis amoureux. Sae Eun Park, réputée peu expressive, se révèle dans l’acte III : elle est poignante dans la scène où elle hésite entre mettre fin à ses jours avec le poignard de Tybalt ou feindre la mort grâce à la potion.

Héloïse Bourdon

Francesco Mura, l’un des danseurs qui s’est montré à son avantage durant cette période un peu particulière, s’empare avec brio du rôle de Mercutio, l’ami trublion de la bande de Roméo : là aussi, la qualité de la danse est superlative, rehaussée de plus par une présence charismatique sur scène. Fabien Révillion connaît bien le rôle de Benvolio, l’ami confident / grand frère : les années n’ont pas de prise sur lui, et cela fait grand plaisir de revoir ce pilier de la troupe dans un rôle de premier plan. Une autre revenante est Héloïse Bourdon, que j’ai l’impression d’avoir moins vue depuis qu’elle est première danseuse que quand elle était simple sujet : si Rosaline est un personnage finalement mineur, on ne peut que remarquer la forte présence de la danseuse et une joie de danser qui semble intacte.

Jérémy-Loup Quer

Dans le clan des Capulet, Jérémy-Loup Quer reprenait le rôle de Tybalt, déjà abordé lors de la dernière reprise. Bien qu’il soit encore sujet, la direction fait confiance à ce danseur fiable, capable d’assumer des rôles de premier plan dans des grands ballets, notamment dans des emplois de méchants qu’il se partage avec François Alu. Il y apporte une certaine ambiguïté intéressante.

Eve Grinsztajn et Arthus Raveau

Arthus Raveau est désormais cantonné (définitivement ?) à des rôles de caractère, ici le père de Juliette (alors qu’il était, il n’y a pas si longtemps, le partenaire idéal de Sae Eun Park). Lady Capulet est incarnée par une danseuse talentueuse et trop rare, Eve Grinsztajn. Daniel Stokes est Pâris, le fiancé de Juliette, et il doit se débrouiller avec l’une des variations les plus emberlificotées de Noureev au dernier acte. Dans le corps de ballet, très visible en première ligne, on repère Guillaume Diop, seulement quadrille et déjà titulaire du rôle de Roméo suite au retrait de Germain Louvet pour blessure.

Après deux saisons lourdement amputées, cette soirée est la promesse de lendemains plus riants, plus axés sur le classique aussi, pas seulement parce que le classique remplit les caisses plus facilement mais aussi parce qu’un formidable vivier de solistes, capable de danser ce répertoire au plus haut niveau, est en train de s’établir solidement.

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