A l’instar du Sacre du Printemps vu en début de saison, Orphée et Eurydice, l’autre œuvre de Pina Bausch inscrite au répertoire de l’Opéra de Paris, fait aujourd’hui partie des « classiques » contemporains de la compagnie, ces pièces que l’on a plaisir à retrouver tous les 4 ans et dont les danseurs parisiens se sont totalement appropriés le style. D’ailleurs, la version dansée de l’opéra de Gluck créée en 1975 n’est aujourd’hui plus visible qu’à Paris, l’Opéra ayant permis en 2005 de remonter une œuvre, que la chorégraphe n’avait pas les moyens financiers de continuer à faire danser par sa compagnie.
Œuvre de jeunesse de Pina Bausch, avant le Tanztheater et la rupture avec les formes conventionnelles de la danse, Orphée et Eurydice est une pièce très écrite, de par les contraintes de l’opéra de Gluck, qui impose à la chorégraphe un temps compté et une trame narrative, et de par le concept même retenu avec la présence simultanée sur scène des danseurs et des chanteurs des rôles principaux. Il n’y a pas d’improvisation, la chorégraphie est stricte même si les danseurs sont encouragés à être eux-mêmes. Certains « gimmicks » du style Pina sont déjà présents : une scénographie à la fois épurée et spectaculaire, très graphique, avec l’introduction d’éléments naturels (fleurs, arbre, terre, feuilles mortes, roches, …), les longues tuniques soyeuses des danseuses et les stricts costumes noirs des danseurs. Rolf Borzik, le scénographe et compagnon de la chorégraphe, a créé un écrin intemporel pour transporter le spectateur dans un théâtre antique et revenir aux sources du mythe d’Orphée.
Nous vivons l’histoire à travers Orphée, interprété par Stéphane Bullion, qui, après Onéguine il y a quelques semaines, épuise son quota d’émotions et de passions sur la scène de Garnier. Interprète d’Eurydice à la création, Marie-Agnès Gillot fait ses adieux sur cette série dans un des rôles les plus marquants de sa carrière, même si Eurydice a finalement très peu de temps dansé sur scène.
Le rideau s’ouvre sur le premier des 4 tableaux, « Deuil ». Le corps de Marie-Agnès Gillot, morte le jour de ses noces, est exposé sur un trône qui domine la scène côté jardin, un bouquet de roses rouges sur ses genoux. Le voile de mariée est devenu son linceul qui tombe comme une traîne sur la scène jusqu’à une boîte en verre qui couvre un petit monticule de terre, la future sépulture d’Eurydice. Les branchages d’un arbre mort évoquent la crémation à venir de la défunte. Côté cour, Orphée reste prostré devant une vitre en plexiglas, tandis que le corps de ballet entame une procession funéraire. Stéphane Bullion, que son costume réduit à sa plus simple expression rend encore plus vulnérable, prête sa beauté de statue grecque à Orphée : c’est étonnant de voir comment les mouvements imaginés par la chorégraphe sculptent le corps du danseur, matérialisant physiquement la douleur de l’âme, et la façon dont ils font parfaitement écho à la performance vocale de Maria Riccarda Wesseling. Seule respiration dans cet océan de détresse, Muriel Zusperreguy, très inspirée dans ce registre, est l’Amour qui montre la voie à Orphée pour ramener sa bien-aimée d’entre les morts.
Le deuxième tableau « Violence » suit le périple d’Orphée aux Enfers. L’espace scénique est clos, d’un côté une ligne de trônes funéraires, de l’autre des draps blancs et l’entrée d’un royaume de paix. Orphée croisera les âmes des défunts en transit entre les différentes régions du Royaume des Morts et devra fléchir le Cerbère aux trois têtes, figuré par trois danseurs vêtus d’un tablier de cuir, Vincent Chaillet, Aurélien Houette et Alexis Renaud, impressionnants, pour accéder aux Champs Elysées.
Le troisième tableau « Paix » est celui qui me touche le plus, car c’est un moment de pureté et de grâce éthérée qui existe sans accessoire scénographique. On pense à une version « rose » du Sérénade de Balanchine ou à Giselle, sans les pointes mais avec la même fluidité vaporeuse. En meneuse du corps du ballet, on retrouve Emilie Cozette qui serait sans doute une très belle Eurydice. De la même façon qu’avec les ensembles du Sacre cet automne, c’est frappant de voir comment le corps de ballet semble en osmose sur la chorégraphie de Pina Bausch et comment l’effet atteint est comparable à une Valse de Flocons ou à une Descente des Ombres. L’apparition d’une Eurydice dansante au bout d’1 heure de spectacle permet d’apprécier Marie-Agnès Gillot dans ses œuvres, avec cette qualité de mouvement si caractéristique, cette danse ample et précise avec ce petit côté hiératique, presque intimidant.
Dans le quatrième tableau « Mort », Pina Bausch explore l’incommunicabilité entre homme et femme, une thématique récurrente dans son œuvre, au travers de la remontée d’Orphée et d’Eurydice des enfers. Eurydice est inquiète, taraudée par le soupçon de n’être plus autant aimée par Orphée qui, conformément aux instructions des dieux, s’interdit de la regarder ou de lui adresser la parole, en proie à un tourment presque équivalent à celui du deuil (quelle expressivité dans les regards que Stéphane Bullion ne peut poser sur Marie-Agnès Gillot), auquel il ne pourra pas résister, provoquant la deuxième mort d’Eurydice. Cet ultime pas de deux prend à rebours les codes du genre : pas d’élans passionnés, des contacts en opposition (et aucun contact visuel), presque deux solos en fait. Cela résume assez bien la carrière de Marie-Agnès Gillot qui s’est construite sans partenaire de prédilection.
Si Pina Bausch a préféré à la fin heureuse de l’opéra de Gluck la mort d’Orphée, dont le corps est symboliquement déposé par le Cerbère, tandis que le corps de ballet entame une procession funéraire, miroir de la procession inaugurale, le spectateur peut imaginer Orphée et Eurydice pleinement réunis aux Champs Elysées, loin des contingences du monde des vivants.
Les mélomanes seront sans doute outrés des remaniements que Pina Bausch a fait subir à l’œuvre de Gluck, et le plateau vocal reste modeste par rapport à ce que peut proposer l’Opéra dans le reste de la saison. J’avoue néanmoins que mes dernières incursions dans le genre ont été si souvent plombées par des mises en scène prétentieuses que l’approche de Pina Bausch me paraît vraiment « populaire », dans ce qu’elle permet à un public non averti d’accéder à l’œuvre avec son cœur.
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