Alors que je me croyais un peu guérie de ma fièvre balletomane, Onéguine et plus particulièrement Laura Hecquet et Stéphane Bullion me plongent dans une crise particulièrement aigue. C’est extraordinaire comme, à chaque représentation, je me suis sentie transportée dans l’univers de Tatiana et d’Onéguine pour ne retourner ensuite qu’à regrets dans le monde réel.
Le 1er mars, après un replacement chanceux au premier rang d’orchestre, j’étais au plus près pour voir le jeu de scène des protagonistes, apprécier les réceptions félines de Paul Marque, la maestria de Stéphane Bullion sur les portés vertigineux et la confiance avec laquelle Laura Hecquet s’abandonne dans les bras de son partenaire. Le 3 mars, c’est Marion Barbeau qui intégrait le quatuor majeur dans le rôle d’Olga tandis que Paul Marque étrennait son poste de premier danseur tout frais sur scène. Le 7 mars était la dernière, une de ses représentations où toutes les constellations sont alignées.
Retour sur ces 3 représentations au travers des moments clés du ballet.
L’entrée d’Onéguine
Lorsque la silhouette de Stéphane Bullion se profile au fond de la scène, et, qu’il fait enfin son entrée, il y a comme un courant d’air froid sur le plateau, qui, jusque-là, baignait dans la douce quiétude d’un après-midi à la campagne. Qui est cet homme au visage marmoréen, qui semble figé dans une éternelle jeunesse ? Laura Hecquet sursaute d’effroi quand elle l’aperçoit dans le miroir, comme une réminiscence des romans gothiques dont Tatiana est une avide lectrice. Derrière la nature réservée et, semble-t-il, raisonnable de Tatiana, par opposition au tempérament plus futile de sa sœur Olga, Laura Hecquet dévoile déjà son côté passionné. Dans un premier mouvement, elle trouve refuge auprès de sa mère, avant d’accepter de suivre, comme hypnotisée, Onéguine. Ce motif de répulsion – attraction reviendra tout au long du ballet.
Olga et Lenski
Par opposition au couple sombre de Tatiana et Onéguine, il y a le couple solaire d’Olga et Lenski qui célèbre son amour naissant dans un pas de deux qui met en évidence la virtuosité individuelle de ses interprètes. Paul Marque danse grand, s’élève haut dans les airs, tout en n’étant jamais en force. On peut dire que Naïs Duboscq est Olga sur scène : elle a l’âge du rôle et n’a pas besoin de forcer son jeu pour incarner la jeune fille en fleur. Marion Barbeau, quant à elle, si elle est obligée de forcer un peu le trait dans l’interprétation, a une qualité de danse « moelleuse » : on a l’impression que ses pointes effleurent à peine le sol, on remarque très peu les préparations techniques, tout semble couler de source. Si Paul Marque n’est pas encore le partenaire du siècle, ce n’est pas dérangeant car ces petites maladresses sont en phase avec l’histoire d’amour naissant qu’il raconte avec sa partenaire, Naïs Duboscq plus innocente, Marion Barbeau déjà plus femme.
Le pas de deux du livre
C’est ce pas de deux qui marque la vraie rencontre d’Onéguine et de Tatiana. Cette fin de promenade à la campagne est bien plus qu’une scène d’exposition : Stéphane Bullion construit un Onéguine complexe, au travers de tout petits détails, en jouant sur son regard. Onéguine n’est pas un rôle pour une jeune étoile, on n’attend pas les envolées spectaculaires mais la capacité à émouvoir, à nous faire ressentir le spleen de cet anti-héros byronien, dans un solo d’une grande intensité où il se raconte à Tatiana, après avoir amorcé une gentille cour et s’être brusquement mis en retrait. Il est las et tourmenté, il sent que s’il cédait à l’appel d’un foyer, il n’y en aurait aucune autre qu’elle, mais il est impropre au bonheur de toute façon. Au travers de piétiné sur pointes et d’un regard d’une infinie douceur, Laura Hecquet semble lui répondre qu’elle saurait l’apaiser. Il se détourne.
Le pas de deux du miroir
C’est le grand pas de deux romantique du ballet, celui de l’alchimie parfaite entre Laura Hecquet et Stéphane Bullion. Dans le rêve de Tatiana, l’apparition d’Onéguine dans le miroir (comme un rappel de leur première rencontre) a la force du Casse-Noisette qui se transforme en Prince, mais il s’agit cette fois-ci d’un Prince sombre. Il lui chuchote par deux fois à l’oreille, quelle sensualité dans l’enchaînement qui va crescendo des portés toujours plus complexes, qui laisse Laura Hecquet au bord de la défaillance.
Le bal
Ce bal est d’abord un grand moment de théâtre, où la danse est un moyen pour amplifier l’expression des sentiments et des émotions. L’Onéguine de Stéphane Bullion n’est pas que le dandy pétersbourgeois trop épris de lui-même pour s’embarrasser de l’amour pur de Tatiana : il en a compris la valeur, il se prend presque à y céder et, à regret, il lui fait la démonstration du malheur à laquelle il la condamnerait en payant son amour de retour. Les expressions de son visage à la table à jouer ou l’entretien dérobé dans l’agitation des mondanités où il lui rend sa lettre manifestent bien ce tourment. Laura Hecquet, quant à elle, dans son solo, commence à caparaçonner son cœur, dévoilant au Prince Grémine quelle future épouse digne de son rang elle pourrait faire, et précipitant l’accès de rage d’Onéguine (« c’en est assez », semble-t-il dire), accès de rage contre son excès de sentimalisme ou au contraire regret d’avoir repoussé cet amour. Le voilà donc parti pour donner le change en affichant une gaieté factice avec Olga qu’il a subtilisée à Lenski. La scène est prenante avec d’un côté le bal qui bat son plein, de l’autre Lenski en proie aux affres de la jalousie et Tatiana encore sonnée par le refus d’Onéguine. Paul Marque impose vraiment sa présence face à ses partenaires, avec la provocation en duel très réaliste.
Le duel
En préambule au duel, il y a le solo de Lenski, sorte d’ode à la jeunesse gâchée, à l’amour perdu et à l’amitié trahie. Le solo est bouleversant, magnifiquement dansé par Paul Marque. Les arabesques sur demi-pointes sont parfaitement tenues, et l’on est également frappé par l’envergure du jeune homme avec un travail du haut du corps et des mains qui donne encore plus d’impact aux émotions qu’il ressent sur scène. Le pas de quatre où, tour à tour, Tatiana, Olga et Onéguine tente de faire revenir Lenski sur sa décision n’est pas sur-dramatisé. Je suis à chaque fois saisie lorsque le coup de pistolet retentit et que Lenski est abattue. Le regard que Laura Hecquet lance à Stéphane Bullion (« vas t’en, tu n’es plus rien pour moi » semble-t-elle lui dire) l’accable et le foudroie plus sûrement qu’un coup de pistolet.
Les fantômes du passé et le bonheur conjugal
On retrouve quelques années plus tard Onéguine à une grande réception donnée par le Prince Grémine. Dans le brouhaha du bal, il est perdu dans ses pensées, et il y a alors une scène fantasmagorique où il est poursuivi par les fantômes de son passé, des femmes qu’il a cru aimer, en guise de dérivatif à ce grand amour qu’il a rejeté. Il n’y a aucune outrance dans l’interprétation de Stéphane Bullion ici, il est complétement son personnage. Onéguine est sans doute pour lui le rôle de la maturité, comme Armand de la Dame aux Camélias a été celui de l’éclosion au plus haut niveau : je me faisais la réflexion en revisionnant son solo de la lettre dans la Dame qu’il était le seul interprète avec lequel on ne voyait pas un danseur enchaînant brillamment des figures, mais bien Armand désespéré d’être quitté par Marguerite. Il en va de même ici dans l’exercice pas toujours gratifiant où Onéguine réagit sur scène au pas de deux entre Grémine et son épouse, qu’il découvre être Tatiana, « non pas Tatiana la petite fille timide, amoureuse, pauvre et simple, mais Tatiana, la princesse indifférente, la déesse inaccessible, la reine fastueuse des bords de la Néva ».
Dans certaines interprétations, ce pas de deux est un véritable éloge du bonheur conjugal. Il en va quelque peu différemment avec le duo Alexis Renaud – Laura Hecquet. Si leur partenariat s’est fluidifié au fil des représentations, le visage et le maintien de Laura Hecquet sont ceux d’une femme dont le cœur semble s’être définitivement fermé à toute émotion violente et qui a trouvé dans son mariage un refuge contre elle-même.
Le pas de deux des renoncements
L’ultime pas de deux est un moment d’une intensité rare où les deux interprètes se donnent corps et âmes : y compris dans les portés les plus délicats, il y a un toujours un dialogue entre Laura Hecquet et Stéphane Bullion et je jurerais avoir vu quelques larmes de part et d’autre dans ce déferlement de passion, qui est aussi le pas de deux des renoncements. Elle est sur le point de céder à l’appel de cette passion qu’elle avait enfouie au plus profond de son cœur, il n’a plus qu’un geste à faire pour la posséder, mais, pourtant, il la repousse presque (et appelle presque de ses vœux la lettre déchirée), car, en la faisant déchoir, il salirait leur amour.
Mots Clés : Alexis Renaud,Laura Hecquet,Marion Barbeau,Naïs Duboscq,Onéguine,Paul Marque,Stéphane Bullion