La création réussie de Crystal Pite pour l’Opéra de Paris, The Seasons’ Canon, l’a quasiment intronisée héritière du grand William Forsythe et lui a ouvert l’opportunité de nouvelles commandes ambitieuses de la part de compagnies d’envergure internationale. Light of Passage présenté début avril au Théâtre des Champs Elysées en est un exemple. Il s’agit d’une coproduction entre le Royal Ballet, qui a eu la primeur de la création en 2022, et le Ballet National de Norvège qui nous fait découvrir ce ballet à Paris.

Le nom de  Crystal Pite sur une chorégraphie est aujourd’hui devenu un signe de ralliement pour les balletomanes de tout poil. J’ai donc cédé à la hype générale autour de la chorégraphe canadienne, en me basant sur mes bons souvenirs du Seasons ’Canon et en effaçant de ma mémoire le plus inégal Body and Soul, deuxième collaboration plus ambitieuse encore avec l’Opéra de Paris, où l’énergie de l’équipe créatrice n’avait pas été suffisamment canalisée. Light of Passage s’inscrit plus dans les pas du Seasons’ Canon. C’est une œuvre parfaitement calibrée dont les trois mouvements qui la composent brassent des thématiques dans l’air du temps (les crises migratoires, les droits de l’enfant et le fin de vie) de façon relativement consensuelle, sans chercher à provoquer le spectateur. La chorégraphie se déploie sur la Symphonie des Chants Plaintifs (Symphonie n°3) d’Henryk Górecki. Cette composition sur le thème de l’amour filial, créée en 1977, a connu un succès discographique tardif dans le monde anglo-saxon au début des années 90 et a, depuis, été réutilisée au cinéma, notamment par Terrence Malick pour the Tree of Life.

Le premier tableau Flight Pattern a eu une première vie, comme une œuvre à part entière créée en 2017 avec le Royal Ballet. L’ambiance sur le plateau est résolument sombre et on peine à distinguer les danseurs individuellement, un schéma récurrent chez la chorégraphe que je trouve assez frustrant, car, consciemment ou inconsciemment, cela véhicule le message que la star, c’est elle.  On vient voit un balle de Crystal Pite, et, finalement, peu importe qui le danse. La proximité temporelle de cette création avec celle de Seasons’ Canon est particulièrement prégnante ici : on retrouve des mouvements d’ensemble rigoureusement orchestrés, sur lesquels se greffent sporadiquement des solos et des duos, et, par moment, l’impression d’un habile copier-coller. Le drame des migrants, et l’évocation de leur périple pour fuir la misère et la guerre, a remplacé l’urgence climatique, mais l’emballage reste le même. Cela explique peut-être que l’on ne ressente pas de véritable émotion devant Flight Pattern, et l’on regrette que l’épisode de la mère qui perd son enfant, alors qu’ils sont aux portes d’une supposée terre promise, ne soit pas davantage creusé, d’autant plus que cela rentre totalement en résonnance avec l’inspiration de la musique de Górecki.

Le deuxième tableau Covenant tisse un lien ténu avec Flight Pattern. En introduction, on retrouve la réminiscence de la figure de la mère endeuillée, et l’on peut envisager cette partie comme l’illustration du pouvoir réparateur et régénérateur de l’enfant. Même, dans la détresse la plus profonde, les enfants montrent une voie vers la lumière aux adultes désemparés, le moteur qui leur donne envie de survivre et de se battre. Là encore, c’est finement ouvragé, il y a des idées fulgurantes et les enfants apportent leur fraîcheur et leur spontanéité dans les ensembles mais l’émotion est mise à distance. Le tableau final Passage évoque l’ultime voyage, le passage de la vie à la mort, une angoisse existentielle d’autant plus présente dans notre civilisation occidentale que l’on vit de plus en plus vieux et que les progrès de la science nous donnent l’illusion de pouvoir repousser infiniment cette frontière. Ce Passage est incarné par un couple âgé : Crystal Pite personnalise enfin son propos à travers l’histoire de cette femme qui doit laisser partir son compagnon, pour mieux le retrouver dans l’au-delà. Dommage que le propos soit pollué par la recherche constante du mouvement d’ensemble qui fasse joli en photo. En tout cas, Passage donne peut-être la clé du sillon que Crystal Pite devrait creuser pour ses prochaines commandes « académiques » : la liberté de l’humain plutôt qu’une démonstration formelle de la chorégraphie d’ensemble.

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