On peut ranger les adieux d’étoiles en plusieurs catégories : il y a la version soirée privatisée façon gala de danse de Nicolas Le Riche, la version glamour d’Aurélie Dupont ou encore la soirée feu d’artifice où le danseur fait cadeau aux spectateurs d’un art au faîte de sa maturité dans un grand ballet dramatique (Manuel Legris ou Isabelle Ciaravola dans Onéguine, Clairemarie Osta dans Manon, Agnès Letestu dans la Dame aux Camélias). Le départ de chacun de ces grands danseurs avait été intégré dans la programmation de la saison. Du fait d’une condition physique qui l’a contraint depuis plus de deux ans à se cantonner à des rôles de caractère ou à des pièces très courtes, Benjamin Pech n’a sans doute pas eu vraiment le choix de concocter une soirée à l’image du danseur classique virtuose qu’il a été, d’où des adieux greffés à la soirée Bel – Robbins auxquels il manquait ce sentiment de communion entre l’artiste et son public qui s’imprime dans les mémoires.

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Tombe est une entrée en matière déstabilisante mais plutôt originale pour ces adieux. Mine de rien, au travers des trois duos de non danseurs / danseurs autour d’un ballet emblématique de l’Opéra de Paris, Giselle, c’est un kaléidoscope de la carrière de Benjamin Pech qui défile, un précipité d’émotions : l’émerveillement sur la scène de Garnier, la magie des décors, l’anonymat du corps de ballet puis la lumière des rôles d’étoile, le rôle d’Albrecht qui l’a fait roi en 2005 à l’autre bout du monde, l’adrénaline de la scène qui permet à l’artiste de surmonter les meurtrissures du corps et donner l’illusion de la facilité aux spectateurs, la poésie d’un pas de deux, les annulations pour cause de blessure, le lien avec le public …

A l’occasion de cette soirée, l’agréable mais dispensable création de Benjamin Millepied, La Nuit s’achève, était remplacée par une de ses sources d’inspiration avouées, In the Night de Jerome Robbins, un ballet semi-abstrait mettant en scène sur des Nocturnes de Chopin les atermoiements de trois couples ou peut-être d’un même couple à trois stades du sentiment amoureux. C’est l’occasion de retrouver Benjamin Pech dans un rôle classique « dansant » aux côtés d’une Dorothée Gilbert, décidément plus star que jamais, dans la peau du premier couple qui se laisse emporter par les élans de l’amour romantique. Laura Hecquet et Mathieu Ganio sont l’image du couple installé dans un mariage parfait et ennuyant, tandis qu’Eleonora Abbagnato et Hervé Moreau sont emportés dans les tourbillons d’un amour orageux. C’est beau, mais d’une beauté un peu glaçante, sauf le dernier duo où Eleonora Abbagnato insuffle une énergie vibrante. J’avais nettement plus apprécié cette pièce interprétée par le San Francisco Ballet.

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Les Variations Goldberg sont le plat de résistance de la soirée, mais le hic, c’est qu’elles n’ont rien à voir avec les adieux de Benjamin Pech. A la deuxième vision, ce ballet né de l’hubris de Jerome Robbins est un peu moins indigeste, notamment dans sa première partie qui m’avait parue interminable le 7 février. Est-ce dû à l’absence de la pièce de Millepied et son trop plein d’agitation qui saturait le spectateur ? Placé en hauteur, on apprécie mieux l’utilisation de l’espace et l’agencement géométrique des lignes de danseurs. Les 2 trios (1 fille, 2 garçons) qui mènent les 15 premières variations de Bach sont particulièrement inspirés avec de sublimes Héloïse Bourdon et Mélanie Hurel, l’élégance et le style impeccable de Fabien Révillion et le jeune Paul Marque virevoltant et doté d’une superbe présence scénique. Mon excès de concentration sur cette première partie a été fatal à la deuxième quinzaine de variations et son sextuor de solistes. Myriam Ould-Braham et Mathias Heymann étaient le couple invariant entre les deux représentations : ils m’ont semblé avoir apporté un supplément d’âme à leur interprétation. Je n’ai pas retrouvé dans le duo Amandine Albisson et Audric Bezard l’esprit et la distanciation, le petit côté jazzy que Ludmila Pagliero et Karl Paquette avait apporté au couple orange-saumon. Cette fois, c’est le couple parme qui a réussi à me sortir d’une semi-torpeur et à me faire oublier mon siège inconfortable : l’association d’Hannah O’Neill et de Mathieu Ganio est superbe sur le plan esthétique, et on ne se lasse pas de voir le prince idéal évoluer en solo.

Après ce long intermède qui a mis à mal les réserves de concentration du spectateur, qui rêve soit d’un bon dîner soit de retrouver son lit au plus vite, il était temps de dire enfin au revoir à Benjamin Pech. Pour conclure SA soirée (quand même pas mal phagocytée par Robbins), il a choisi le pas de deux du Parc de Prejlocaj, une scie des galas de danse, penseront certains, mais que cela fait du bien de ne pas réfléchir pendant dix minutes et de se laisser porter par la beauté de ce pas de deux durant lequel Benjamin Pech partage ses derniers instants sur scène avec Eleonora Abbagnato, sa partenaire d’élection. Un duo qui ravive les souvenirs de ma première Dame aux Camélias en 2008. Ce sont ces souvenirs là que l’on veut garder de ce danseur sensible et fin technicien. On souhaite que ce passionné de danse, que l’on le croisait régulièrement dans la salle à la recherche d’un strapontin pour assister aux performances de ses collègues, puisse continuer le travail entamé dans l’ombre de Benjamin Millepied : la réussite de la dernière série de Bayadère semble lui devoir beaucoup.

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