Seul véritable classique de la saison 2018-2019, le Lac des Cygnes est de retour sur la scène de l’Opéra Bastille pour un mois de représentations à quasi guichets fermés. Autant dire que les attentes du balletomane sont à la hauteur de la raréfaction de l’offre.

Le hasard a bien fait les choses, ma date d’abonnement coïncide avec la double prise de rôle de Dorothée Gilbert et d’Hugo Marchand, sans doute la distribution la plus excitante parmi les 6 proposées. Étoile majuscule de l’Opéra, Dorothée Gilbert, à 35 ans, n’a fait qu’une incursion dans la peau d’Odette/Odile lors d’une tournée de la petite troupe de Manuel Legris au Japon en 2007 et c’est la première fois qu’elle aborde la version Noureev du Lac. À ses côtés, Hugo Marchand a tout du prince consort : Dorothée Gilbert l’a accompagné dans son ascension fulgurante vers les sommets, depuis une mémorable Histoire de Manon. C’est sans conteste un des couples phares de l’Opéra, si ce n’est le couple qui devrait être la vitrine de la troupe à l’international.

Le Lac des Cygnes parisien se caractérise par sa dimension psychanalytique et par le rôle essentiel du précepteur Wolfgang et de son double maléfique, le sorcier Rothbart, comme révélateur des pulsions et désirs du Prince. Ce rôle généralement dévolu à des solistes expérimentés est confié à un très jeune danseur Thomas Docquir, prometteur coryphée. Son inexpérience et une présence scénique encore timide pénalise l’intérêt dramatique du premier acte. Il n’est qu’un figurant parmi d’autres sur scène, pas LE metteur en scène, celui qui tire les ficelles de la vie du Prince à l’instar d’un Stéphane Bullion ou d’un Karl Paquette qui marquaient tout ce premier acte de leur présence insidieuse. Le rapport ambigu de l’élève à son mentor suggérant l’homosexualité latente de Siegfried passe également à la trappe. La succession d’ensembles tarabiscotés reste aussi problématique que lors des dernières reprises et l’on comprend que le prince s’ennuie ferme. Le pas de trois emmené par un Jérémy-Loup Quer des grands soirs réveille ce Lac au démarrage diesel. Voici un danseur, dont on connaissait le potentiel, qui s’affirme de plus en plus sur scène avec une danse alliant puissance à la russe et raffinement français. Fanny Gorse et Ida Viikinkoski font également belle impression dans ce passage.

Thomas Docquir

En véritable étoile, Hugo Marchand éclipse les autres danseurs du plateau qu’il soit simplement assoupi sur son trône ou lorsqu’il se met en mouvement. C’est alors majestueux et beau. Son Siegfried et à mon sens plus proche de celui du Bolchoï que de celui de Noureev : c’est un prince au tempérament volontaire, hésitant entre le bien et le mal, et pas un adolescent neurasthénique sous influence. Il ne suscite néanmoins l’émotion à aucun moment notamment dans sa variation lente, contrairement à Mathias Heymann qui reste l’interprète le plus sensible du rôle à Paris.

Et Dorothée Gilbert paraît, et tout est transformé. Le travail des bras et du dos est remarquable: c’est bien un oiseau qui est sur scène. L’accord est parfait avec son prince et le corps de ballet féminin réglé au cordeau leur offre un magnifique écrin. Il manque peut-être le soupçon d’abandon (qu’ils vont acquérir au fil des représentations) qui transporte le spectateur dans une autre dimension.

Dorothée Gilbert et Hugo Marchand

Les danses de caractère du troisième acte se déguste avec plaisir en apéritif du grand morceau de bravoure du ballet, le pas de trois associant Odile, le cygne noir, Siegfried et le sorcier Rothbart. Mention spéciale à la danse espagnole joliment enlevée par Fanny Gorse, Sabrina Mallem, Yann Chailloux et  Jérémy-Loup Quer. Si Thomas Docquir semble plus présent dans le costume de Rothbart que dans celui de Wolfgang, c’est aussi qu’il peut enfin danser. Il se montre à la hauteur de ses partenaires dans le pas de trois particulièrement fluide. Sa variation si l’on excepte une anicroche sur un enchaînement de doubles assemblés fait l’effet spectaculaire attendu. Au niveau du jeu, cela reste très perfectible: il manque à mon goût tous les petits détails qui montrent la connivence entre le sorcier et sa créature Odile. Hugo Marchand et Dorothée Gilbert font leurs numéros de virtuosité respectifs, ce n’est pas si fréquent à l’Opéra et le frisson vient moins du piège qui se referme sur Siegfried que de l’excitation devant la prouesse technique.

Le quatrième acte et d’une beauté à nulle autre pareille et c’est là que les danseurs se libèrent de la préoccupation de danser juste techniquement pour se livrer totalement à leur personnage. Nul doute que lors de ses représentations à suivre, cette distribution saura peaufiner son interprétation et on ne peut que regretter qu’ils n’aient pas eu droit à la captation filmée.

La captation du 21 février bénéficiait du plus beau casting autour du couple principal avec notamment un trio de presque étoiles (Hannah O’Neill, Sae Eun Park et Paul Marque) pour le pas de trois du premier acte et François Alu, Wolfgang/Rothbart, dominateur sur le plateau. Il s’éloigne certes de la doxa de la version Noureev par son choix d’interprétation, emmenant son personnage quelque part du côté des fourbes politiciens de Game of Thrones, mais, au moins, il affirme sa personnalité. On n’en dira pas autant de Germain Louvet au style parfait (c’est objectivement plus propre qu’Hugo Marchand) mais que je préfère décidément dans des rôles plus légers, et de Léonore Baulac sur le fil du rasoir techniquement. J’attends pour ma part impatiemment la prise de rôle de Paul Marque face à Myriam Ould Braham, pas forcément la femme cygne ou la femme fatale les plus évidentes mais qui m’avait procuré beaucoup d’émotion dans ce ballet aux côtés de Mathias Heymann et de Karl Paquette.

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