Ce 10 octobre, Agnès Letestu a fait ses adieux officiels à la scène de l’Opéra dans son rôle préféré « La Dame au Camélias » aux côtés de son Armand attitré, Stéphane Bullion.
Les longueurs du ballet de John Neumeier avaient disparu jeudi soir (j’en veux pour preuve que les tousseurs intempestifs ont très vite fait silence) et on aurait voulu que le temps s’étire pour qu’Agnès Letestu ne quitte jamais la scène du Palais Garnier. En l’espace de 2 heures, dans cette œuvre où le jeu compte au moins autant que la danse, elle nous a fait vivre une incroyable palette d’émotions.
Au premier acte, c’est une femme coquette, la reine d’un univers frelaté, qui se laisse étourdir par une gaieté factice pour oublier sa maladie : elle commence par jouer avec le naïf Armand avant d’être touchée par sa sincérité.
Au 2ème acte, nous la redécouvrons presque comme une jeune fille : elle renaît grâce à l’amour pur qui l’unit à Armand. La scène, où, suppliée par Monsieur Duval, interprété par Michaël Denard, elle promet de renoncer à Armand, est poignante.Dans la fragilité des portés assurés par l’étoile invitée de 70 ans passe toute la détermination du père d’Armand à préserver l’avenir de son fils et la réputation de sa famille.
Au 3ème acte, elle incarne la femme humiliée, marquée par le destin, toujours passionnée, qui préfère mourir seule et abandonnée plutôt que d’avouer à Armand son sacrifice.
Cette performance ne pouvait exister sans un partenaire au diapason. Là où Isabelle Ciaravola et Karl Paquette accentuaient le côté tragique de l’histoire de Marguerite et Armand, Agnès Letestu et Stéphane Bullion ont opté pour un jeu plus naturaliste. On retrouve ainsi la qualité qui faisait que, devant leur captation vidéo du ballet en 2008, on a l’impression de regarder un film de cinéma. Ils nous emmènent tellement dans l’histoire qu’on en oublie presque la danse. En 2008, il s’agissait d’un partenariat quasi improvisé : suite à une blessure d’Hervé Moreau, Stéphane Bullion, alors Premier Danseur, avait été choisi par John Neumeier pour accompagner Agnès Letestu sur la captation vidéo.
Depuis, cette alchimie instantanée a été travaillée. Ils ont construit une entente et une complicité technique qui permet d’effacer les terribles difficultés des portés imaginés par John Neumeier. Avec ce couple, j’aime particulièrement le White Pas de Deux du 2ème acte. On ressent toujours une connexion spirituelle entre les deux danseurs : c’est le cas lorsqu’Armand est un simple spectateur côté cour de la vie mondaine de Marguerite au premier acte ou de son agonie au dernier acte, et surtout dans la variation de la lettre que Stéphane Bullion a exécuté avec un engagement physique remarquable, traduisant ainsi l’intensité de son amour déçu.
Autour d’eux, le hasard des distributions parfois aléatoires avait permis d’attribuer à chaque danseur son meilleur rôle.
Christophe Duquenne et Eve Grinsztajn maîtrisent toutes les subtilités des rôles de Des Grieux et Manon. Ils sont les miroirs fictifs et vénéneux d’Armand et Marguerite. Ainsi, les trios Manon-Des Grieux-Armand du premier acte ou Manon – Des Grieux – Marguerite lors de l’agonie de cette dernière prennent ici tout leur sens et n’apparaissent pas comme des surcharges inutiles.
Simon Valastro est le comte de N., attachant prétendant de Marguerite, dont la générosité n’a d’égale que sa maladresse et sa capacité à se faire ridiculiser.
Nicolas Paul, Gaston Rieux un peu effacé au premier acte, est remarquable dans la partie de campagne du 2ème acte et le couple qu’il forme avec Prudence, Nolwenn Daniel, est un contrepoint comique bienvenu au couple « maudit » Armand – Marguerite.
La découverte de la soirée est le jeune quadrille Léonore Baulac qui hérite du rôle d’Olympia, la rivale de Marguerite, un rôle initialement prévu pour une étoile. C’est une présence lumineuse sur scène, dans les ensembles et elle caractérise très bien son personnage au 3ème acte face à Stéphane Bullion.
Si ses partenaires ont rendu un bel hommage à Agnès Letestu, la salle n’était pas en reste, avec une concentration de ceux qui ont fait, font actuellement ou vont faire la danse à l’Opéra de Paris. On pouvait apercevoir aux places d’honneur et dans les couloirs aux entractes : Ghislaine Thesmar et Pierre Lacotte, José Martinez, Manuel Legris, Dorothée Gilbert, Emmanuel Thibault, François Alu, Pierre-Arthur Raveau, Allister Madin, Yannick Bittencourt, Nicolas Le Riche et Clairemarie Osta, Benjamin Millepied.
Nul doute qu’ils ont ressenti l’atmosphère particulière de cette soirée, une soirée empreinte de mélancolie mais aussi de la joie de la plénitude artistique d’une ballerine et d’une troupe qui avait à cœur de lui offrir le plus beau des écrins.
Vingt minutes de standing ovation ont salué la performance du soir, ainsi que la carrière d’Agnès Letestu, presque intimidée par tant de ferveur. Une nouvelle vie s’offre à elle, pas forcément très loin de l’Opéra de Paris, avec notamment la tournée au Japon au printemps où elle reprendra sa Dame aux Camélias avec Stéphane Bullion.