La Dame aux Camélias constitue une introduction représentative de la saison de ballets à venir à l’Opéra, une saison sous le signe du néo-classicisme et de l’adaptation de chefs d’oeuvre littéraires du XIXème siècle (avec aussi Onéguine, les Illusions Perdues, Notre Dame de Paris).

Le ballet de John Neumeier offre depuis 2006 un matériau idéal pour les étoiles féminines les plus aguerries, leur permettant de mettre en valeur leurs qualités de tragédiennes et de réaliser un réel travail sur la psychologie de Marguerite Gauthier, loin des rôles de jeunes paysannes, créatures surnaturelles et princesses qui peuplent le ballet classique.

Les décors de Jürgen Rose

Dans la deuxième distribution, Marguerite et Armand étaient interprétés  par Isabelle Ciaravola et Karl Paquette, un duo particulièrement bien assorti physiquement et correspondant à ce que peut imaginer le lecteur du roman d’Alexandre Dumas fils. Elle a les cheveux noirs d’ébène, le teint diaphane, la réserve et le maintien altier qui placent Marguerite au dessus de sa condition de demi-mondaine.  Lui est bien le grand jeune homme blond et pâle, qui arrive de province et dilapide l’argent paternel dans les plaisirs parisiens.

C’est bien la fidélité à la trame du roman qui caractérise le travail de John Neumeier : une petite relecture permet de profiter pleinement du spectacle. Le ballet comme le roman est un long flashback et débute par la vente aux enchères du mobilier de Marguerite, une scène d’exposition qui permet de rencontrer les différents personnages qui ont peuplé l’univers de la courtisane. Chacun des trois actes de quarante minutes évoque ensuite une saison de l’amour de Marguerite et Armand : le printemps et la naissance de l’amour, l’été et l’amour triomphant à la maison de campagne et enfin l’automne / l’hiver avec les retrouvailles passionnées des deux amants avant que l’orgueil et la mort ne s’interposent. John Neumeier articule chaque acte autour d’un pas de deux magistral. Pour ma part, lorsque j’entends le largo de la sonate n°3 de Chopin ou son concerto pour piano et orchestre n°2,  je visualise ces chorégraphies. Ces moments intimistes alternent avec  de grands ensembles nous représentant  les distractions du demi-monde parisien et des scènes de mise en abyme du ballet où les personnages d’une adaptation chorégraphique de Manon Lescaut (le roman de Dumas fils fait aussi référence à l’œuvre de l’abbé Prévost) s’invitent dans l’intrigue et l’esprit enfiévré de Marguerite.

Cette construction si rigoureuse dans sa répétition est peut-être une des faiblesses du ballet, car la puissance et l’intensité des pas de deux sont telles qu’on peut trouver quelques longueurs si les ensembles, les « amis » et le couple fantasmagorique Manon / Des Grieux sont un cran au dessous du couple vedette en terme d’engagement.

C’est ce qui s’est produit le 23 septembre où le corps de ballet semblait manquer d’allant : problèmes de synchronisation, portés hésitants. Il est vrai que les chorégraphies de John Neumeier ne sont pas une synécure pour les danseuses et leurs partenaires : ces portés si beaux lorsqu’ils sont exécutés avec fluidité paraissent par moment surcharger inutilement la danse.

Myriam Ould-Braham et Fabien Révillion

En Manon et Des Grieux, Myriam Ould Braham et Fabien Révillion proposent une belle danse, mais cela manque de passion, et l’interaction avec Marguerite et Armand apparaît comme artificielle. Il y a notamment un très beau passage  dans le premier acte, où Armand et Des Grieux dansent « en miroir » dans l’imagination de Marguerite, qui tombe un peu à plat ici. J’ai été néanmoins plutôt touchée au 3ème acte par leur interprétation de la scène de la mort de Manon dans le bayou.

Nolwenn Daniel et Christophe Duquenne

Les camarades de Marguerite et Armand, Prudence et Gaston, alias Nolwenn Daniel et Christophe Duquenne, apportent une touche de gaieté dans cet univers morbide. Ils n’arrivent cependant pas à me faire oublier Dorothée Gilbert et Karl Paquette plus exubérants dans les mêmes rôles. Dans le rôle de la rivale de Marguerite, Olympia, Eve Grinsztajn, offre une belle composition.

Eve Grinsztajn et Simon Valastro

On en revient finalement à l’essentiel du ballet, l’histoire d’amour tragique de Marguerite et Armand, qu’Isabelle Ciaravola et Karl Paquette nous font vivre autant avec leurs talents de danseurs que leurs dons de comédiens. On visualise au travers de leurs pas de deux l’évolution de leur couple au fil du ballet. Au premier acte, Karl Paquette manipule avec fougue et « maladresse » sa partenaire : c’est l’incarnation du jeune provincial impatient de se faire une place dans la société parisienne et dans le cœur de la belle courtisane. Au second acte dans le « white pas de deux », l’osmose est parfaite, la ballerine et son partenaire ne font qu’un et l’enchaînement des portés complexes et vertigineux est magique : elle a fait le sacrifice du confort matériel offert par le duc (Samuel Murez), en quelque sorte le renoncement à sa vie passée et la proclamation d’un amour exclusif. La confrontation entre Marguerite et le père d’Armand (Laurent Novis) est déchirante : c’est le renoncement ultime de Marguerite pour le bien de l’être aimé. Karl Paquette nous livre un solo de la lettre de rupture désespéré. Le « black pas de deux » du 3ème acte, celui des ultimes retrouvailles, est le sommet du ballet : les 2 danseurs sont au maximum de leur engagement, ils jettent toutes les fortes restantes dans ce passage. Il intervient sans doute trop tôt dans le 3ème acte, comme une conclusion avant l’heure, même si Isabelle Ciaravola est bouleversante dans la scène de la mort de Marguerite.

Isabelle Ciaravola et Karl Paquette

Les saluts étaient particulièrement émouvants, avec un couple vedette manifestement encore sous le coup de ce qu’ils avaient vécu sur scène.

L’émotion devrait encore être au rendez-vous le 10 octobre à l’occasion des adieux d’Agnes Letestu qui sera accompagnée de son partenaire fétiche dans ce ballet, Stéphane Bullion, et avec une troupe qui devrait avoir à cœur de la faire briller.

 

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