Qualifié de ballet des ballets par Rudolph Noureev, la Belle au Bois Dormant faisait figure, sans mauvais jeu de mot, de belle endormie du répertoire parisien, avec une dernière reprise qui remonte à décembre 2013. Autant dire qu’une grande partie des danseurs de l’Opéra de Paris n’a jamais eu l’occasion d’aborder cette œuvre XXL, un festin de danse classique de deux heures et demi, véritable révélateur du niveau d’une compagnie. José Martinez a fait le choix de planifier cette série en deux temps dans la saison, et de mettre en avant Guillaume Diop qui est distribué sur 14 soirées avec 4 princesses différentes. On retrouvera également le duo de choc, Sae Eun Park et Paul Marque, pour des représentations qui devraient servir de référence pour la nouvelle génération. Mais le Directeur de la Danse a aussi laissé la place à de jeunes talents, pour ce qui ressemble fort à un baptême du feu. Il faut dire que le quota d’étoiles masculines est largement déficitaire et la probabilité semble très forte qu’il y ait une nomination sur cette série pour Thomas Docquir.
La représentation du 14 mars était l’occasion de découvrir deux des danseurs promus en janvier, la Coréenne Hohyun Kang, première danseuse, et l’Italien Lorenzo Lelli, sujet. Si Hohyun Kang s’est déjà illustrée dans des rôles d’étoiles (Kitri et la Reine des Dryades dans Don Quichotte, Mary Vetsera dans Mayerling), pour Lorenzo Lelli que l’on a remarqué cet hiver dans le Pas de Trois de Paquita, c’est un premier rôle qui intervient très tôt dans sa carrière. Petite particularité de ce duo, ils ont tous les deux été recrutés par le Concours Externe, en 2018 pour Hohyun Kang,qui suivait la voie tracée par sa compatriote Sae-Eun Park, et en 2023 pour Lorenzo Lelli, diplômé de la Scala. De nombreux danseurs de la compagnie étaient présents dans la salle pour assister à cette double prise de rôle.

La production de Rudolph Noureev avec les décors d’Ezio Frigerio et les costumes de Franca Squarciapino n’a rien perdu de sa magnificence recréant les fastes du Grand Siècle dans l’enceinte de l’Opéra de Bastille, et la partition de Tchaïkovski est mise en valeur par l’Orchestre de l’Opéra, sous la baguette de l’expérimenté Vello Pähn. Le spectateur peut se laisser embarquer pour une soirée féérique, sous le signe de la danse comme idéal de beauté absolue. Si certains pourront trouver des longueurs au prologue (quasiment un acte à part entière) qui met en scène le baptême de la princesse Aurore et le mauvais sort jeté par la Fée Carabosse, cette succession de variations féminines virtuoses pour les fées et marraines d’Aurore sont autant de petites graines plantées dans le cœur et la tête du spectateur et qui lui permettront d’apprécier plus pleinement les motifs chorégraphiques des variations d’Aurore dans les actes suivants. On remarque particulièrement la sixième fée de Camille Bon et la cinquième fée (« Violente ») de Célia Drouy.
Il faut attendre 40 minutes pour qu’Aurore, jeune fille, fasse son apparition, et quelle entrée pour Hohyun Kang ! Il semble bien loin le temps où la danseuse se faisait snober par le jury du concours de promotion, alors qu’elle survolait les difficultés de ses variations. On retrouve tout le lyrisme qui nous avait ébloui dans sa Reine des Dryades. Il y a une légèreté du mouvement, cette impression que la danseuse effleure à peine la scène de ses pointes, qui est extraordinaire visuellement. Et le charme se poursuit tout au long d’un Adage à la Rose maîtrisé avec une facilité déconcertante, sans l’ombre d’une crispation. Le visage de la danseuse irradie.
Au deuxième acte, on découvre le prince qui va réveiller Aurore. Lorenzo Lelli est très convaincant techniquement, avec une entrée plein d’autorité, et donne un peu d’épaisseur à Désiré. Pas de doute, nous sommes face à une étoile en devenir. Il a des proportions idéales, allie des qualités très latines dans la petite batterie à des lignes irréprochables et à une belle puissance dans les sauts. Si l’on sent un petit côté scolaire dans la première partie de sa grande variation lente, dans la deuxième partie, avec la fatigue, il commence à lâcher prise et à trouver son interprétation. La Scène de la Vision, un de mes adages favoris du répertoire, est d’une grande beauté avec un partenariat très harmonieux entre Hohyun Kang et Lorenzo Lelli : il se passe quelque chose entre les deux partenaires et l’on n’assiste pas seulement à un enchaînement de pas.



Pour ceux qui s’imaginaient que le ballet était terminé après le réveil d’Aurore, il n’est pas encore temps de dire adieu au tourbillon de la danse. Le divertissement du troisième acte est l’occasion de retrouver les personnages des contes de Perrault qui célèbrent le mariage d’Aurore et de Désiré. Le Pas de Deux de l’Oiseau Bleu est souvent la promesse d’une belle carrière de solistes à l’Opéra, et la démonstration offerte par Hortense Millet-Maurin et Aurélien Gay est de très bon augure. On soulignera la belle prestation de Nicola Di Vico dans la redoutable variation masculine des Pierres Précieuses et la virtuosité malicieuse de Julia Cogan et Samuel Bray dans le Pas de Deux du Chat Botté et de la Chatte Blanche. L’ultime pas de deux, avec sa diagonale de portés poisson, se déguste comme un dessert velouté à souhait, il est près de 23 heures, mais l’on aimerait bien que la magie se prolonge un peu.
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