Il y a des soirées chères à tous les sens du terme pour l’amoureux de la danse. La soirée imaginée par Aurélie Dupont pour rendre hommage à un autre Dupond (« avec un d comme Danseur » pour citer l’intéressé), Patrick, faisait partie de ces événements convoités. Seulement trois représentations, dont un gala surtaxé, à guichets fermés, avec en prime le Défilé du Ballet qui n’avait plus été ouvert au grand public depuis l’automne 2018. Il y avait une atmosphère spéciale dès l’entrée dans le théâtre (pourtant défiguré par d’imposants échafaudages en façade) : José Martinez dans le hall d’entrée, un bel album mémoire-photo avec en couverture l’artiste au maquillage que l’on fait la queue pour acheter, un mini programme avec les distributions offert gracieusement posé sur la chaise, des discussions sympathiques entre passionnés dans la loge … C’est sûr, cette soirée ne sera pas comme les autres.

Patrick Dupond, disparu en 2021 à la suite d’une maladie foudroyante, c’est pour ma génération, LA star de la danse française, celui dont on regardait les photos dans les magazines spécialisés à la fin du cours de danse, en espérant un jour pouvoir le voir sur scène en vrai.  A une époque où l’on ne disposait pas de You Tube ou des réseaux sociaux pour accéder aux témoignages vidéo de son talent, il était star dans son art par le pouvoir évocateur des mots, de photographies en costume de scène ou d’un passage à la télévision. C’était aussi une star tout court, dont la notoriété dépassait le territoire de la danse, avec les vicissitudes de ce statut, ses frasques relayées dans Paris Match ou France Dimanche, les opportunités de s’aventurer sur d’autres territoires, le cinéma sous le patronage d’Alain Delon (Dancing Machine qui n’était pas un chef d’œuvre, c’est vrai), des drames et des renaissances. J’avais déjà 25 ans quand je l’ai enfin vu sur scène, à l’occasion de son retour à la scène en 2000 pour un spectacle à l’Espace Pierre Cardin, L’Air de Paris, un charmant spectacle musical à la française, où son charisme faisait mouche : l’ébauche d’une arabesque, une pirouette ou un saut sur scène, et la salle suspendait son souffle. Cela reste un souvenir à part dans ma mémoire de spectatrice.

Le petit film, montage d’images d’archive, de Vincent Cordier qui ouvrait la soirée réussit bien à capter le lien invisible entre l’artiste et son public, ce truc en plus qui fait qu’un artiste est populaire. C’est d’ailleurs presque l’agenda caché de cette soirée : comment renouer le lien un peu rompu entre l’institution Ballet de l’Opéra et son public, ce lien qui paraissait si naturel du temps de Patrick Dupond ?

Et quel plus bel entame que le défilé de l’ensemble des danseurs, Ecole incluse, au son de la Marche des Troyens d’Hector Berlioz pour raviver la flamme.

Patrick Dupond dans Vaslaw

Vaslaw, la première pièce du programme, est le ballet de la consécration pour Patrick Dupond. John Neumeier a créé sur le danseur, star en devenir de l’Opéra, à Hambourg en 1979, cette chorégraphie inspirée par la personnalité du grand Nijinski dont John Neumeier est un exégète. La reprise en 1980 à Paris voit l’accession de Patrick Dupond au titre d’étoile. Le 23 février, c’est à Marc Moreau que revenait la tâche de reprendre le flambeau dans le rôle-titre sur cette pièce rare du répertoire parisien. John Neumeier part d’un projet de ballet de Nijinski sur des fragments de musique de Bach. Il imagine le travail du chorégraphe avec ses interprètes, prétexte à une série de pas de deux, auxquels n’aurait sans doute pas ressemblé la création avortée de Nijinski. Marc Moreau est ainsi pendant une grande partie de la pièce un spectateur quasi immobile des évolutions de ses partenaires, un motif récurrent dans le travail du chorégraphe américain. A travers les poses du danseur, on retrouve des réminiscences des rôles emblématiques de Nijinski et les prémices de la schizophrénie/folie de l’artiste. Le défi est de taille d’arriver à captiver le spectateur par sa seule présence en avant-scène et, sans faire injure à Marc Moreau, il n’a pas ce pouvoir magnétique. Le véritable intérêt du ballet se situe lors du quatrième pas de deux, magnifiquement servi par Laura Hecquet et Arthus Raveau. On ne voyait quasiment plus ce dernier que dans des rôles de caractère et c’est un grand plaisir de revoir cet ex grand espoir de la compagnie dans un rôle dansant, avec qui, plus est un travail de partenariat complexe. Le duo se transforme en pas de trois avec Vaslaw, là aussi une grande spécialité de Neumeier (cf. La Dame aux Camélias ou la Troisième Symphonie de Mahler), et le spectateur est enfin touché.

Le Chant du Compagnon Errant (Germain Louvet et Hugo Marchand)

Le Chant du Compagnon Errant s’est avéré le point d’orgue de la soirée. Cette pièce de Maurice Béjart créée pour Noureev et Paolo Bortoluzzi sur un cycle de lieder de Gustav Mahler représente également un jalon important dans la carrière Patrick Dupond puisqu’il dansa en 1990 des extraits de ce duo avec Rudolf Noureev qu’il venait de remplacer à la direction artistique du Ballet de l’Opéra. Dans la peau du danseur en blanc incarné par Noureev, on retrouve Germain Louvet dont l’interprétation particulièrement habitée m’a bouleversée : sa danse nous fait ressentir le texte des lieders, sa jeunesse idéaliste et enthousiaste poursuivie par l’ombre tantôt tutélaire tantôt implacable du Destin, le danseur en rouge incarné par Hugo Marchand. Le partenariat des deux étoiles est de façon surprenante plutôt équilibré, avec un Hugo Marchand en retrait qui laisse intelligemment la lumière à Germain Louvet, nous offrant un grand moment de danse que l’on retrouvera avec plaisir lors de la prochaine soirée Béjart.

Guillaume Diop, soliste de la Mazurka dans Etudes

La soirée se conclut avec Etudes, une pièce virtuose chorégraphiée par le Danois Harald Lander. Sur un arrangement des Etudes de Czerny, ce ballet, initialement créé pour le Ballet Royal du Danemark en 1948 puis remonté pour l’Opéra de Paris en 1952, scénarise la vie des danseurs de technique classique. C’est une chorégraphie particulièrement exigeante, reposant sur une pyramide dominée par l’étoile féminine (Valentine Colasante), puis les deux solistes masculins (Paul Marque et Guillaume Diop), et enfin l’ensemble du corps de ballet dont chaque membre se trouve confronté à des difficultés de soliste.  Le deuxième soliste masculin doit ainsi s’attaquer au redoutable solo de la Mazurka, une variation que Patrick Dupond avait dansé à l’occasion de son concours de Varna couronné d’une médaille d’or. Etudes est également une formidable occasion de saluer le talent de la compagnie dans son ensemble, pour conclure une soirée entamée par le Défilé. Ce qui débute comme une démonstration des gammes de la danse classique se transforme peu à peu en la passionnante histoire des coulisses d’une compagnie. La technique de Valentine Colasante est ébouriffante comme sa générosité dans la danse, et la complicité avec Paul Marque fait merveille dans le pas de deux romantique. Paul Marque est déconcertant de facilité, et l’on voit le chemin qui reste à parcourir à Guillaume Diop qui est très spectaculaire à voir danser mais dont les réceptions et les pieds manquent encore de précision. La troupe dans son ensemble m’est apparue plus en forme et plus à l’aise dans ces Etudes que dans le Ballet Impérial de Balanchine vu la semaine précédente et qui relève d’un registre similaire.

Valentine Colasante, l’étoile féminine d’Etudes

A la fin de la soirée, on ressort en tout cas avec beaucoup d’optimisme pour les spectacles et les saisons à venir. Déjà, l’effet José Martinez ou Patrick Dupond qui veille de la haut sur sa compagnie?

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