Petite déception en ce jeudi 17 avril au studio Bastille, on attendait que Benjamin Millepied nous présente sa version de Daphnis et Chloé. Nous assisterons finalement à un dialogue entre la directrice de la danse, Brigitte Lefèvre, et le directeur musical de l’Opéra, Philippe Jordan, qui abordera la génèse de la soirée mixte Balanchine-Millepied, le Daphnis et Chloé  de Ravel, un des chefs d’œuvre de la musique française, ainsi que plus globalement le rapport entre la musique et la danse dans une institution comme l’Opéra.

Dans son rôle de prédilection, celui d’un passeur et d’un facilitateur entre les artistes, Brigitte Lefèvre est fidèle à elle-même, émaillant ses interventions d’anecdotes ayant trait aux acteurs de la danse ou à son histoire personnelle avec l’Opéra. Le maestro, quant à lui, à quelques heures seulement du marathon que constitue la représentation de Tristan et Isolde qu’il dirige, nous fait partager avec pédagogie sa passion pour la partition de Ravel et ses impressions sur le spectacle en gestation qu’il découvre en studio.

Pour ce programme, tout part d’un désir partagé des deux directeurs de collaborer sur un ballet : Brigitte Lefèvre a donc proposé à Philippe Jordan l’idée de diriger une grande partition (en l’occurrence ici deux) avec son orchestre pour le ballet.

Visuel de la soirée Balanchine-Millepied

Visuel de la soirée Balanchine-Millepied

Brigitte Lefèvre : On a la chance d’avoir de bons chefs d’orchestre de ballet, des chefs d’orchestre très dévoués au service des danseurs. Pour plaisanter, on dit qu’un chef d’orchestre de ballet va voir les étoiles avant la représentation pour leur demander : « Comment je joue aujourd’hui ? Trop vite, ou trop lent ? » Avec le maestro, on va avoir d’autres types de relations.

Daphnis et Chloé de Ravel, la Symphonie en Ut de Bizet, ça a retenu ton attention. Tu es un artiste, un homme de théâtre très intéressé par la création. Mais à part cela, qu’est-ce qui t’a poussé à accepter ma proposition ?

Philippe Jordan: Tout d’abord, il s’agit d’une responsabilité pour moi de diriger enfin un ballet dans cette maison. Le ballet, c’est quasiment la moitié de tous les spectacles ici, c’est très important, et l’orchestre dont j’ai la responsabilité participe également à ces spectacles, même si je ne le dirige pas. Je ne suis pas un chef de ballet, je n’ai pas cette formation, j’ai fait des ballets de temps en temps, de l’opérette, de la comédie musicale. J’ai attendu le bon moment, Daphnis me semblait être cette opportunité. Avant de diriger Daphnis en version de concert, je voulais le diriger dans sa version ballet. Ce n’est pas un ballet conventionnel, comme Giselle ou Casse-Noisette où on est beaucoup plus obligé d’avoir une technique qu’ont mes collègues, chefs de danse, par formation et par expérience. Il s’agit d’un grand ballet du vingtième siècle où la musique est plus à la hauteur de la danse qu’au service de celle-ci, même si on ne peut pas dire que Casse-Noisette est au service de la danse, mais beaucoup plus. Et en plus à Paris, avec cet orchestre, je voulais faire un grand ballet français. J’étais ravi de l’association avec la Symphonie en Ut de Bizet pour la deuxième pièce du programme.

BL : Evidemment on parle beaucoup, peut-être à tort, de tempi dans la danse. On parle moins de couleur. En ce qui concerne Daphnis, j’ai un souvenir de l’avoir entendu plusieures fois avec Manuel Rosenthal. Les chorégraphes, pour être inspirés, dans le meilleur des cas, lisent la partition ou plus simplement écoutent aussi des versions, c’est souvent des enregistrements. La version de référence de Pina  Bausch pour le Sacre du Printemps est la version de Pierre Boulez.  Lorsque Pina a confié à l’Opéra le Sacre, le chef Vello Pähn a du faire un travail à la fois pour insuffler sa propre personnalité et également respecter cette contrainte.

J’ai sollicité Benjamin Millepied pour cette création, il y a trois ans maintenant, et je dois avoir un don de medium, car qui aurait cru alors qu’il serait le futur directeur de la danse. Benjamin, quant à lui, a écouté Daphnis et Chloé dans la version de Boulez.

PJ : Oui, c’est sur mon conseil. C’est toujours délicat, il y a la version de référence « absolue » et la version de référence personnelle. L’enregistrement de Boulez, il y a quelque chose dont on peut partir. On s’est néanmoins apperçu que pour le ballet c’était impossible de danser sur ces tempi là, je trouve que même en concert d’ailleurs on ne peut pas jouer aussi vite. L’enregistrement dont nous sommes partis est un enregistrement avec l’Orchestre Philarmonique de Berlin, très virtuose. J’aime bien les derniers enregistrements de Pierre Boulez quand il est absolument neutre dans sa façon de diriger et qu’en même temps il a une relation très énergique avec l’orchestre.

BL : Est-ce qu’on peut dire que les enregistrements sous la direction de Pierre Boulez sont plus analytiques ?

PJ : Analytique, cela sonne toujours un peu sec. Je n’aime pas trop ce mot. Je dirais plutôt clair, on entend la partition, on entend les détails, on entend ce qui se passe. Ce n’est pas que l’émotion. Il y a un bon équilibre entre l’émotion et l’analyse. On ne met pas de sentiments personnels au dessus et devant la partition. C’est d’abord la partition, la réalisation de la partion avant l’interprétation.

BL : Mais dans Daphnis et Chloé, il y a quand même un thème, une histoire derrière la partition (le roman grec de Longus).

PJ : Effectivement, lorsque nous avons parlé avec Benjamin et toi  il y a deux ans, c’était très important pour moi que quelque part on reconnaisse l’histoire. Quand on lit la partition, c’est marqué à quel moment Chloé va être enlevée, la jalousie entre Daphnis et Dorcon. On était bien d’accord qu’on ne pouvait pas avoir une version réaliste, avec l’enlèvement par les pirates. Ce n’était pas ce qu’on recherchait, mais il était important que l’on suive l’histoire, parce que la musique suit une certaine histoire surtout dans la version de ballet. C’est pour cela que Ravel a fait les suites pour les concerts : si on n’a pas d’histoire et de danse, ce n’est pas la peine de l’écouter en version de ballet.

BL : Tu vas d’ailleurs également interpréter les suites avec l’Orchestre de l’Opéra de Paris, en incluant les chœurs.

PJ : Oui, nous allons également l’interpréter en version de concert. On va le jouer 14 fois en ballet. Nous allons ensuite profiter de ce travail pour présenter les suites à Vienne. C’est assez symbolique de pouvoir présenter la version de concert de ce ballet avec l’orchestre d’une maison  au sein de laquelle la danse est si importante. Nous le donnerons avec les chœurs. Cela peut se faire sans, pour des raisons esthétiques ou d’argent, mais c’est évidemment beaucoup plus riche, plus beau et plus émotionnel avec.

BL : Tu as évoqué le fait de fuir la narration pour la narration tout en y étant attaché quand même. Comment situes-tu cette œuvre de Ravel ? Ce n’est sûrement pas une œuvre post-romantique pour toi, c’est une œuvre que l’on peut qualifier de moderne en son temps ?

PJ : C’est une œuvre à part chez Ravel. C’est une année où j’ai eu la chance de faire quasiment toutes les grandes œuvres de Ravel, et Daphnis, c’est la partition la plus développée, la plus osée, la plus riche de Ravel, c’est un exemple sur l’orchestration : je dirais même que Mahler ou Wagner pourraient apprendre d’un tel orchestrateur.

BL : Cette partition a été créée pour le ballet, avec un des grands chorégraphes de Diaghilev, Michel Fokine. Quand on voit les photos, c’est vraiment une histoire, on voit les personnages. Chez Diaghilev, Michel Fokine n’a pas représenté la modernité de sa compagnie. Comment peux-tu comprendre que Ravel et Fokine n’ont pas une vision qui est la même ?

Philippe Jordan décline en riant la question, il n’est pas spécialiste de l’histoire de la danse. Brigitte Lefèvre conclut qu’il faudra vérifier ce point.

PJ : Les ballets russes, tels que l’Oiseau de Feu ou Petrouchka, étaient beaucoup plus extrêmes, osés et révolutionnaires. Daphnis ne se veut pas une œuvre révolutionnaire, je crois que c’est  plus l’atmosphère qui est importante, c’est la Grèce, la lumière de la Grèce.  Ce n’est pas une histoire extraordinaire, c’est l’histoire atmosphérique d’un couple, d’autres couples qui sont autour, de gens qui se cherchent, se retrouvent,  un peu de surnaturel et de magie avec l’intervention du dieu Pan. Le chœur, qui ne chante aucune parole, seulement des sons, contribue à cette atmosphère, à cette impression de lumière que l’on retrouve dans les îles grecques. Il y a néanmoins une grande virtuosité, avec la bacchanale à la fin.

BL : J’ai dansé ce fameux final dont tu parles dans le corps de ballet dans la version de Georges Skibine. On était dans un état … Et maintenant lorsqu’on assiste aux répétitions avec Benjamin Millepied, c’est pareil, tout le monde est en train de scander.

PJ : Il y a quelque chose d’extrêmement physique qui se transmet, lorsque j’observe leur travail en studio. C’est très excitant pour moi d’appréhender une autre façon de ressentir la musique, de les comprendre pour diriger ensuite d’une manière qui corresponde à leurs mouvements. Ce que fait Benjamin est extrêmement musical, tout est basé sur la partition : j’apprécie énormément de voir la partition rendue visible.

BL : C’est amusant, lorsque j’ai proposé à Benjamin de chorégraphier cette partition, c’est pour lui la première fois qu’il faisait ce genre de pièce. Il m’a avoué juste avant de commencer que, depuis que je lui avais fait cette commande, il vivait avec cette partition. Dans la manière dont il la chorégraphie, on sent cette analyse et ce phrasé. Qu’est-ce que cela veut dire pour toi le phrasé ?

PJ : C’est ce qu’il y a de plus important dans la musique. Il faut éviter la verticalité dans la musique, il faut toujours chercher le linéaire. C’est quelque chose de très dur pour nous musiciens, on est entraîné à jouer juste, à jouer en rythme et le phrasé, c’est abstrait. Ainsi, les orchestres français sont entraînés à jouer extrêmement juste, avec une belle sonorité, bien ensemble, mais le phrasé peut manquer quelquefois. A Vienne, c’est le contraire, mais ils ont un sens du phrasé. Le phrasé, c’est ce qui fait que la musique décolle, qu’il y a du sentiment. Il faut donner un cadre, tout en donnant aux musiciens la possibilité de s’exprimer à l’intérieur.

BL : Est-ce qu’il y a un son de l’Orchestre de l’Opéra de Paris ?

PJ : Cet orchestre a un son qui lui est propre, un son français que j’adore, un son clair, transparent, lumineux, jamais trop noir, basé sur une petite harmonie de grande virtuosité. Les cordes n’ont jamais un son qui écrase. Il y a également de la personnalité dans cet orchestre.

BL : La saison dernière on a fêté les 300 ans du ballet. Je me suis interrogée sur ce qu’on appelait le style français, et je vois des analogies avec ce tu dis sur l’orchestre, cette finesse, cette clarté. A l’ère de l’Europe et de la mondialisation, peut-on encore parler de particularités locales ?

PJ : Je crois retrouver des particularités partout de plus en plus. A première vue, c’est vrai, il y a le disque, les vidéos. Mais quand on y regarde de plus près, il y a des différences : façon de jouer ensemble, psychologie, organisation interne.

La directrice de la danse revient ensuite sur le programme de la soirée.

BL : Côté scénographie, Daniel Buren va apporter à ce ballet sa personnalité, une vision qui succède à celle de Chagall pour la version de Skibine. Il va jouer un rôle très important dans cette relecture. C’est plus difficile pour les costumes, mais Benjamin a fait des propositions intéressantes sur le sujet. Quand j’ai demandé à Daniel Buren, ce que lui inspirait Daphnis et Chloé : « Cela ne m’inspire rien, pour moi c’est absolument abstrait ». C’est quelqu’un qui donne une vision, une lumière et un rythme.

La deuxième partie du programme est la pièce de Balanchine, le Palais de Cristal, créé en 1947 pour le Ballet de l’Opéra de Paris, qu’il reprendra en suite sous le titre Symphony in C pour sa compagnie, le New York City Ballet. A la création, il y avait des costumes somptueux de Leonor Fini. Pour cette reprise, les nouveaux costumes incroyables de beauté sont l’œuvre de Christian Lacroix.

Un spectateur demande plus de détail sur la chorégraphie de Daphnis et Chloé.

BL : Benjamin est en train de travailler en ce moment. C’est une chorégraphie dans un langage qui peut apparaître classique, mais avec la personnalité de Benjamin, son goût des pas de deux, c’est un grand savoir qu’il a par rapport à la relation entre les danseurs et les espaces. Vraiment une très belle harmonie, entre le classicisme, l’avancée de ce que l’on peut faire avec l’évolution de la danse, une très grande notion du groupe et aussi des échappées de ce groupe. La distribution est extraordinaire. 3 couples d’étoiles se succéderont dans Daphnis et Chloé : il a plus spécialement chorégraphié autour d’Aurélie Dupont qui sera accompagnée d’Hervé Moreau. Il y aura Mathieu Ganio et Laetitia Pujol, et notre nouvelle étoile, Amandine Albisson, avec Mathias Heymann. Il y a également Eleonora Abbagnato et une danseuse que j’apprécie beaucoup et qu’il a repérée immédiatement, Léonore Baulac. Ce qui me plaît beaucoup, c’est que quand je suis dans le studio, je sens les gens heureux. La compagnie est heureuse de ce qu’on lui propose, et grâce à ce projet, il y a une très bonne ambiance autour de la relation entre les danseurs et Benjamin Millepied.

Rendez-vous est pris pour une répétition publique à l’Amphithéâtre Bastille le 26 avril en présence du chorégraphe.

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