John Neumeier clôture son voyage chorégraphique de 40 ans en compagnie de l’oeuvre de Gustav Mahler avec la création du Chant de la Terre pour le ballet de l’Opéra de Paris. Avec le Chant de la Terre, la boucle est en quelque sorte bouclée puisque son obsession pour Mahler lui est venue en dansant dans les ensembles du Chant de la Terre de Kenneth Mac Millan.
Pour apprécier pleinement la transcription chorégraphique que donne John Neumeier de cette symphonie de lieder pour orchestre et deux voix (1 ténor et 1 voix grave, alto ou baryton), il est préférable de s’imprégner de la musique de Mahler et du contexte de sa composition. Cette musique est l’œuvre d’un homme blessé à une période charnière de sa vie : il vient de perdre sa fille, on vient de lui annoncer une maladie cardiaque qu’il croit fatale et a été contraint de démissionner de son poste de directeur de l’Opéra de Vienne. Un ami lui fait découvrir un recueil de poèmes chinois du VIIIème siècle, la Flûte Chinoise, compilés et traduits en allemand par Hans Bethge (au début du XXème siècle, l’Europe connaît un engouement pour le Chine et sa culture). La mise en musique de sept de ces poèmes, reflets de son état d’âme du moment, va lui servir d’exutoire et de thérapie. C’est une œuvre à la fois intime et grandiose, empreinte d’une profonde mélancolie, réflexion sur le temps qui passe, le passage éphémère de l’homme sur terre, la beauté, l’amour et l’amitié.
Dans sa chorégraphie, John Neumeier fait siens les sentiments exprimés par le compositeur en illustrant de façon plus ou moins littérale chacun des poèmes. Pour ceux qui ont apprécié la 3ème Symphonie de Mahler de John Neumeier, ils seront en terrain familier. John Neumeier utilise à nouveau le principe du narrateur (Florian Magnenet), sorte d’alter ego du compositeur et du chorégraphe, tantôt acteur central de la chorégraphie, tantôt simple spectateur sur le côté de la scène. Ce narrateur est accompagné tout au long de son parcours par une présence surnaturelle (Dorothée Gilbert), son âme ou un être aimé trop tôt disparu, et un double, un ami ou une projection de lui-même plus jeune et plus audacieux (Vincent Chaillet).
Il faut sans doute être soi-même d’humeur contemplative pour entrer dans l’univers quelque peu austère du ballet, au rythme lancinant par instants, à la scénographie minimaliste japonisante (jeux de lumière sur fond de formes géométriques qui évoluent au fil des chants) et aux costumes neutres (longues robes fluides pour les ballerines, jean – t shirt ou pourpoint nacré sans manches pour les danseurs). Est-ce pour rallonger artificiellement la durée du spectacle ou pour permettre aux spectateurs de se débarrasser du stress et de l’agitation frénétique de la ville qu’un prologue sur une version pour piano du 6ème chant a été ajouté? C’est un peu dommage car ce prologue nous prive de l’impression profonde qu’aurait produit une entrée en matière sur les sonorités inquiétantes du « Chant à boire de la Douleur de la Terre ». Sur les deux premiers chants, malgré la beauté des ensembles et la plastique parfaite des interprètes, la chorégraphie et la musique ne font pas qu’un (contrairement à la 3ème Symphonie) et les danseurs ne semblent pas encore totalement familiarisés avec cette musique si complexe. La création mériterait encore quelques ajustements.
Les quatre derniers chants m’ont semblé les plus aboutis. Plus que les 2 solistes vedettes qui n’ont finalement pas tant de matériel que cela, ce sont les autres solistes qui ont attiré mon regard. Léonore Baulac est une apparition mutine et mystérieuse dans “De la Jeunesse” : elle réussit à rendre gracieux et rempli de sens le geste le plus banal. Fabien Revillion a lui aussi parfaitement intégré à sa danse la pensée du chorégraphe. J’ai adoré “L’Ivrogne au Printemps” où Marc Moreau a été brillant (son solo est l’un de mes meilleurs moments de spectatrice depuis le début de la saison).
Dans “De la Beauté”, Sae Eun Park était particulièrement musicale et son duo avec Vincent Chaillet était d’une infinie poésie. Enfin “ l’Adieu ” conclut en beauté la soirée, démonstration du savoir-faire de Neumeier sur les pas de deux , le pas de deux Florian Magnenet – Dorothée Gilbert suivi du pas de deux bouleversant de l’adieu du poète (Florian Magnenet) à son ami (Vincent Chaillet).
Un adieu touchant à plus d’un titre, car il marque également l’adieu de John Neumeier à son compositeur fétiche, avec un ballet, pas aussi puissant que la 3ème Symphonie, sans doute plus personnel et dont l’interprétation devrait s’affiner au fil du temps.
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