Benjamin Millepied, à quelques encablures de la cinquantaine, s’essaie à davantage de lâcher prise avec un spectacle un peu spécial en forme d’autoportraits croisés du pianiste Alexandre Tharaud et de lui-même. Les deux hommes s’étaient croisés et avaient évoqué des projets communs lors du cours passage de Benjamin Millepied à la Direction de la Danse de l’Opéra de Paris, c’est sous une forme différente que cette collaboration voit le jour aujourd’hui, alors que le chorégraphe est en train d’ouvrir un nouveau chapitre de sa vie d’artiste : triomphe sur la scène de son ballet Roméo et Juliette, un grand divertissement populaire, sortie de son premier film, une relecture contemporaine de Carmen, et relocalisation de ses activités en France.

Unstill Life (copyright: Paul Bourdrel)

« Unstill » peut qualifier la vie sans arrêt en mouvement de deux artistes à la notoriété internationale, toujours entre deux contrats ou engagements, l’angoisse de s’engager dans la deuxième moitié de sa vie d’homme ou encore, spécifiquement, pour Benjamin Millepied de redanser sur scène pour la première fois depuis 12 ans et l’arrêt de sa carrière de danseur pour se consacrer pleinement à la chorégraphie. Le travail chorégraphique de Benjamin Millepied, en tout cas les diverses créations et reprises vues à Paris que ce soit avec les danseurs de l’Opéra ou sa propre troupe le L.A. Dance Projet, se caractérise par une esthétique hyper léchée, des chorégraphies réglées au cordeau et le souci de s’inscrire dans l’air du temps pour donner bonne conscience aux nouvelles élites américaines et aux marques de luxe qui le financent.

Ici, c’est d’une approche beaucoup plus modeste et sincère, sous le signe du du retour aux sources et de l’improvisation qu’il s’agit. Lorsque les spectateurs sont encore en train de s’installer, le rideau de scène s’ouvre, on aperçoit Benjamin Millepied en train de s’échauffer et d’esquisser quelques mouvements. La scénographie est dépouillée, une table côté cour, un piano côté jardin. Alexandre Tharaud entre en scène, échange chaleureusement avec son complice et s’installe au piano pour jouer la Suite en La de Jean-Philippe Rameau. Le chorégraphe danseur se lance dans un solo qui mêle bases du vocabulaire classique et évocation des danses de cour : on pense un peu au travail de William Forsythe sur A Quiet Evening of Dance avec les limites d’un interprète de 46 ans qui a abandonné les chaussons depuis un certain temps. Benjamin Millepied reprend ensuite un procédé utilisé sur le solo qu’il avait chorégraphié pour Mikhail Baryshnikov en 2010 (Years Later) avec la projection sur un écran de films d’archives où le danseur et le pianiste se revoient dans leurs années d’apprentissage. Tandis que les images défilent, ils se livrent à deux voix sur leurs parcours: tous les deux ont une mère professeur de danse (le pianiste a d’ailleurs pratiqué la danse classique), la naissance de leur vocation artistique, leur rapport à la scène (essentielle pour Alexandre Tharaud, Benjamin Millepied lui préférant la création dans le studio).

Unstill Life (copyright: Paul Bourdrel)

Les Gnossiennes d’Erik Satie sont l’occasion d’une promenade filmée dans le rues de Paris, à la manière d’un petit film muet, où les deux artistes s’amusent comme des gamins. La section dédiée à Bach se concentre sur Alexandre Tharaud et les mains du pianiste, comme un clin d’œil au livre de ce dernier, Montrez-moi vos mains (https://www.babelio.com/livres/Tharaud-Montrez-moi-vos-mains/932937). Curieusement, la musique est enregistrée dans cette partie : le pianiste prend place à la table à l’opposé de la scène et ses mains qui esquissent une chorégraphie sur la table sont filmés et projetées en direct sur l’écran. Il s’essaie à un pas de deux amusant avec son complice.

Sur les Impromptus pour Piano de Franz Schubert, le danseur réussit à faire passer de l’émotion dans son solo où l’on retrouve les accents du grand interprète de Jerome Robbins qu’il fut au New York City Ballet. La Sonate pour Piano n°32 de Beethoven (son ultime sonate) qui conclut la grosse heure de spectacle mixe un peu tous les ingrédients précédents : les mains d’Alexandre Tharaud en action filmées par le danseur caméra au poing, la musicalité de la danse de Benjamin Millepied, sans oublier cette incursion dans les coursives du théâtre au milieu du public, comme pour montrer que la scène est trop petite pour contenir toute la passion des deux artistes et que cette passion ne se conçoit pas sans communion avec les spectateurs.

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