Face à un Opéra de Paris qui se contente d’enchaîner les programmes mixtes, le classique Noureev Noël et de recycler les mêmes ballets narratifs, c’est du côté du Théâtre des Champs Élysées,  fidèle à sa riche histoire chorégraphique, qu’il faut chercher un peu d’inédit ces dernières saisons.

C’est pourquoi j’étais impatiente de découvrir le Nijinsky de John Neumeier dansé par le Ballet National du Canada. Je suis généralement assez friande des biopics, ces films de facture plutôt académique qui racontent la vie d’une star de la chanson ou du cinéma, de son apogée à sa déchéance avec son cortège habituel (drogue, alcool, folie, relations dysfonctionnelles : cochez la ou les cases qui vont bien).

John Neumeier a créé avec ce ballet une sorte de biopic chorégraphique du « Dieu de la Danse », Nijinsky. Comme au cinéma, l’histoire est présentée dans un flashback, à travers les yeux du témoin – narrateur, Romola,  l’épouse du génie torturé.

Nijinsky-08 octobre 2017-20

Tout commence au crépuscule de la carrière du danseur-chorégraphe atteint de schizophrénie, dans la salle d’un hôtel de St-Moritz, où il improvise sa dernière danse devant un public blasé, l’occasion de convoquer les fantômes de son glorieux passé. Comme dans un rêve surgissent ainsi des bribes de sa vie : les années de formation au Mariinsky, les Ballets Russes et sa relation avec son Pygmalion, Diaghilev, sa rencontre avec sa femme, balletomane enamourée, Romola. Les personnages qu’il a incarné (Harlequin, le Poète des Sylphides, l’esclave de Shéhérazade, le Faune ou le Spectre de la Rose) s’invitent sur scène et un jeu de miroirs s’opère entre la fiction et sa vie, un procédé déjà utilisé par Neumeier pour la Dame aux Camélias pour établir un parallèle entre le destin de la Dame et celui de Manon Lescaut. Les extraits du Shéhérazade de Rimsky-Korsakov qui portent essentiellement le premier acte confèrent une atmosphère sensuelle et envoûtante à la chorégraphie, avec en morceau de bravoure le pas de deux d’homme à homme entre Nijinsky et Diaghilev. Il y a un foisonnement et une richesse des thématiques dans cette première partie qui témoigne de la passion de Neumeier pour son sujet (c’est un exégète mondial de Nijinsky), une passion contagieuse qui galvanise les danseurs et emporte les spectateurs de la salle (une qualité de silence assez rare ce 8 octobre, seulement rompue par des applaudissements enthousiastes à l’entracte).

Svetlana Lunkina est Romola

Svetlana Lunkina est Romola

Le deuxième acte est nettement plus sombre, avec un Nijinsky qui s’enfonce peu à peu dans la folie et la paranoïa, hanté par la propre folie de son frère Stanislav et des visions cauchemardesques de la Première Guerre Mondiale. Le Neumeier romanesque laisse la place ici au Neumeier symphonique des grands ensembles, pour une chorégraphie sur la Symphonie n°11 de Chostakovich, qui n’est pas sans rappeler les motifs guerriers de sa version chorégraphiée de la Troisième Symphonie de Mahler, tout en établissant un parallèle avec le Sacre du Printemps. C’est un peu long par moments, les effets sont trop soulignés (Neumeier a sans doute trop regardé les Damnés de Luchino Visconti), mais il n’en reste pas moins une force et une ambition trop rare dans les productions néo-classiques récentes.

Nijinsky-08 octobre 2017-10

Créé en 2000 pour le Ballet de Hambourg, Nijinsky est une œuvre fascinante et une formidable ode à la danse masculine. Les danseurs canadiens y sont remarquables. Svetlana Lunkina, étoile transfuge du Bolchoï, donne vie au personnage un peu ingrat de Romola : par sa seule présence, elle tient le fil narratif du deuxième acte. Piotr Stanczyck, avec son visage taillé à la serpe, est parfait en Diaghilev, entrepreneur de spectacles omnipotent et amant dominateur. Félix Paquet est superbe dans les incarnations de l’Esclave de Shéhérazade et du Faune. Enfin, un coup de cœur en particulier pour l’interprète du rôle-titre, Francesco Gabriele Frola, qui est bouleversant et réalise une performance d’anthologie tant sur le plan physique (il est quasiment de toutes les scènes) que sur le plan émotionnel, du grand art.

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