« Oser, Désirer, Frémir » tel était le slogan promotionnel de la saison 2015 – 2016, sous-entendant par-là que le spectateur pouvait s’attendre à vivre des émotions dans les enceintes de Bastille et Garnier. Si l’on évalue le programme Bel – Millepied – Robbins à l’aune de ce slogan, force est de constater que seule la proposition de Jérôme Bel, Tombe, atteint cet objectif.

Tombe, variation sur Giselle

Tombe, variation sur Giselle

Je parle volontairement de proposition, car on peut difficilement parler de pièce chorégraphique ou de ballet à propos de ce happening qui n’a véritablement de sens que dans le cadre du départ prochain de l’étoile Benjamin Pech et ne pourra jamais être repris sous une forme identique et donc faire partie à part entière du répertoire de l’Opéra. Le rideau se lève sur le décor du 2ème acte de Giselle, la forêt, une tombe. La voix de Gregory Gaillard, un membre du corps de ballet, explique le concept aux spectateurs: Jérôme Bel a demandé aux danseurs, Grégory Gaillard, Sébastien Bertaud et Benjamin Pech, de choisir un partenaire avec lequel ils ne pourraient a priori jamais danser sur la scène de l’opéra. Grégory Gaillard a choisi Henda Traore, une baby-sitter, à qui il fait découvrir l’univers de la scène : le machiniste procède au changement de décor, dévoilant le foyer de la danse où on aperçoit un danseur en train de faire sa barre, le technicien lumière fait une poursuite sur la jeune femme pour qu’elle se sente comme une étoile, elle entame une danse avec Grégory Gaillard sur une musique aux sonorités africaines. Ils s’installent côté jardin pour assister à la deuxième séquence, Sébastien Bertaud fait son apparition dans le costume d’Albrecht, il vient se recueillir sur la tombe de Giselle. La brume s’élève du sol, sa Giselle apparaît sur un fauteuil roulant : il s’agit de Sandra Escudé, une cavalière handisport qui a perdu une de ses jambes dans un accident. Je suis personnellement sensible à cette réinterprétation du mythe de Giselle, que certains pourront taxer de voyeurisme. La troisième séquence s’inspire toujours de Giselle. Benjamin Pech s’avance sur scène en tenue de ville : il annonce que sa partenaire ne pourra pas danser avec lui ce soir (ni d’ailleurs aucun soir). C’est une annonce qui a une résonnance particulière quand on sait combien la carrière du danseur a été elle-même contrariée par les blessures. Il raconte simplement son histoire avec celle qui devait l’accompagner ce soir, Sylviane Milley : elle a 85 ans, elle est passionnée de ballet, son ballet favori est Giselle et elle a suivi Benjamin Pech toute sa carrière. Son état de santé s’étant récemment détériorée, elle ne peut plus faire le spectacle : Benjamin Pech et Jérôme Bel ont pensé un instant tout abandonner, ils ont finalement décidé de projeter le film de la dernière répétition de l’étoile et de la vieille dame sur la musique du 2ème acte de Giselle, un instant hors du temps, touchant à en pleurer. Pour voir danser Benjamin Pech, il faudra donc attendre sa soirée d’adieux le 20 février (dans In the Night de Robbins et le pas de deux du Parc de Prejlocaj), mais on ne peut rester indifférent à la façon dont il a ouvert son cœur lors de cette « performance ». J’avoue que j’ai du mal à comprendre les huées entendues dans la salle : on peut être réfractaire à cette mise en scène de « vrais » gens et à cette fausse improvisation, mais je crois Jérôme Bel et les danseurs sincères et intègres dans leur démarche, et cette bronca blesse aussi les non-artistes de l’aventure.

Grégory Gaillard, Henda Traore, Benjamin Pech, Sandra Escudé et Sébastien Bertaud

Grégory Gaillard, Henda Traore, Benjamin Pech, Sandra Escudé et Sébastien Bertaud

On passe sans transition à la Nuit s’achève, la pièce de Benjamin Millepied qui est carrément à l’opposé de ce qu’on a vu précédemment. Beaucoup de danse mais pas d’aspérité, rien qui dérange dans ces jeux de l’amour et du hasard version Millepied chorégraphiés sur l’Appassionata de Beethoven. Les danseurs sont magnifiques et magnifiés,  mais où on ne leur demande à aucun moment d’exprimer viscéralement ce qu’ils sont. Même le pas de deux central réunissant Hervé Moreau et Amandine Albisson ne suscite aucune émotion. Le 1er mouvement sur pointes pour les dames et le 3ème tout en accélération sont très agréables à regarder, avant tout pour la technique virtuose des danseurs. Marc Moreau, Ida Viikinkoski et Sae Eun Park ont été particulièrement convaincants. Au final, cette demi-heure assez vaine se solde par une standing ovation pour les danseurs et le chorégraphe, mais le contraste avec le déstabilisant Tombe ne doit pas y être étranger. On peut aussi y voir le soutien d’un public progressiste pour le futur ex-directeur, malmené par les vilains réactionnaires de l’Opéra.

Le programme se conclut par l’entrée au répertoire d’une nouvelle œuvre de Jerome Robbins, les Variations Goldberg. Avec cette pièce créée en 1971 pour le New York City Ballet, réunissant près de 50 danseurs,  Jerome Robbins relève le défi de chorégraphier sur les 30 variations de Bach, un des sommets de la forme « thèmes et variations », écrites pour clavecin et transposées ici pour piano. Presque 1h30 de musique sans interruption divisée en 2 parties de 15 variations, une longueur qui fit dire à Balanchine qu’en s’attaquant à cette partition, Robbins essayait de construire un monument chorégraphique à sa gloire. La pièce débute avec l’apparition d’un couple (Laure-Adélaïde Boucaud et Bruno Bouché) vêtus dans le goût d’une pastorale de Boucher qui entament une danse baroque. Ils sont remplacés par une soliste en simple tunique et jupe verte (Valentine Colasante) rejointe par deux garçons en académique très 70’s (Fabien Révillion et Antonio Conforti) pour un pas de trois, puis vient un autre pas de trois avec Mélanie Hurel, Florimond Lorieux et Paul Marque, puis c’est au tour de 6 filles et 6 garçons d’évoluer en solo, duo, etc. On se dit que c’est superbement musical et spirituel et qu’on adore cette façon de mélanger des figures de base du vocabulaire classique à des éléments de danses populaires ou de gymnastique (roues et roulades), comme une exploration de l’histoire de la danse, mais cet étalage de science chorégraphique finit par lasser, et surtout on ne sent pas les danseurs libérés (à l’exception rare de Mélanie Hurel pétillante), trop occupés à assimiler cette succession harassante de pas et de combinaisons multiples dans l’espace scénique.

Bel-Millepied-Robbins-07 février 2016-25

Il faut attendre la deuxième partie des variations pour que cela frémisse un peu. Le chorégraphe utilise à présent un vocabulaire plus complexe, plus virtuose aussi pour mettre en scène les étoiles. C’est le duo Ludmila Pagliero et Karl Paquette qui réveille la salle en nous racontant enfin une histoire. L’autre évènement de la matinée, c’est le retour de Marie-Agnès Gillot sur pointes : on la devine légèrement crispée dans les bras rassurants d’Hugo Marchand, impeccable. Mathias Heymann semblait plus en verve que cet hiver, plus souriant aussi : le fait de retrouver Myriam Ould-Braham peut-être ? Au fil des variations, le style des costumes évoluent pour revenir au XVIIIème siècle dans le final avec cette pose du corps de ballet et des solistes en hommage au génie du compositeur. Laure-Adélaïde Boucaud et Bruno Bouché reviennent sur scène en costumes modernes, une manière d’affirmer la perpétuation de l’art chorégraphique.

Marie-Agnès Gillot et Hugo Marchand

Marie-Agnès Gillot et Hugo Marchand

En regard des déclarations de Benjamin Millepied, notamment celles sur le manque de vie du corps de ballet qui ont mis le feu aux poudres, on peut comprendre ses motivations pour faire danser ces difficiles Variations Goldberg à sa troupe, la volonté sans doute de pousser les danseurs hors de leur zone de confort, de progresser sur le plan de la musicalité et d’exprimer une certaine liberté au sein des ensembles. Force est de constater que le défi n’est pas totalement relevé (mais une autre troupe le relèverait-elle ?), au risque d’ennuyer le spectateur et de lui faire penser que la danse sur pointes est vraiment surannée.

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