Onéguine représente pour moi une sorte de perfection dans le ballet narratif. John Cranko est parvenu à concentrer en 1h30 toute la beauté du roman en vers de Pouchkine, sans longueurs chorégraphiques et en livrant au passage deux pas de deux parmi les plus intenses du répertoire. Les héritiers du chorégraphe sont réputés pour être sourcilleux sur le choix des danseurs, ce qui a pu priver parfois l’Opéra de Paris de partenariats ou d’interprètes dont les balletomanes parisiens étaient persuadés qu’ils étaient faits pour l’oeuvre. 7 ans après la dernière reprise, cette série nous donne en tout cas le duo rêvé formé par Hugo Marchand et Dorothée Gilbert.

Il y a plusieurs écoles pour l’interprétation d’Onéguine. Il peut être un héros byronien, ténébreux, profondément mélancolique et désabusé, mais, dissimulant sous cette apparente froideur, de puissantes passions et une incapacité pathologique au bonheur: c’est, je pense, l’image que renvoyaient Manuel Legris, Hervé Moreau ou plus récemment Stéphane Bullion dans ce rôle. Hugo Marchand s’inscrit plutôt dans la seconde école, un Onéguine, monstrueux d’orgueil et d’égoïsme. C’est un parti pris, sans doute plus fidèle au roman et aux intentions du chorégraphe, mais qui peut également nuire à l’émotion ressentie face au ballet : la personnalité d’Onéguine fait que le dilemme final de Tatiana n’est plus aussi déchirant qu’il pourrait l’être. L’égoïsme forcené d’Onéguine tue au sens propre son ami idéaliste, le poète Lenski, et, au sens figuré, les idéaux d’amour absolu de Tatiana, et ce n’est finalement que justice qu’il finisse rejeté de tous.
Dorothée Gilbert offre une formidable palette d’émotions dans ce rôle de Tatiana qu’elle aborde sans doute pour une des dernières fois de sa carrière. C’est au travers d’elle que nous vivons l’histoire, qui est en quelque sorte son éducation sentimentale. On est invité à lire les pages d’une journal intime et l’on voit son évolutions de la jeune fille, rêveuse, férue de romans, dont « le jeune cœur, dès longtemps, sans attendre personne, attendait quelqu’un » à la grande dame de l’aristocratie pétersbourgeoise, « déesse inaccessible, reine fastueuse des bords de la Néva ». La jeune fille rêveuse est troublée par Onéguine : qui est cet homme étrange, distant mais, qui, lorsqu’il paraît en société, attire l’attention sur sa personne ? Il est si différent de la joyeuse jeunesse qui s’amuse dans le parc de la datcha familiale, et si différent aussi de Lenski (Guillaume Diop), le fiancé si solaire et attachant de sa sœur, la coquette Olga (Aubane Philbert).

Et pourtant, elle devrait comprendre dès leur rencontre qu’il n’y a pas vraiment de place chez Onéguine pour l’attachement à un autre que lui et ses propres tourments. C’est flagrant dans le pas de deux du livre du premier tableau, où Hugo Marchand danse sa variation sans jamais regarder Dorothée Gilbert, complètement autocentré sur l’expression de son spleen. On retrouve donc peu ou prou la dynamique du duo formé par Dorothée Gilbert et Audric Bezard lors de la dernière reprise, même si ce dernier dégageait une aura presque vampirique, alors qu’Hugo Marchand est plus terrien, dominant davantage l’espace scénique. On ne dira jamais assez combien son partenariat avec Dorothée Gilbert transcende Hugo Marchand : elle peut être exceptionnelle avec d’autres (je pense notamment à Mathieu Ganio ou à Joshua Hoffalt), mais lui n’est jamais aussi éblouissant que quand il danse avec elle. Le pas de deux du miroir entre Tatiana et la version idéalisée d’Onéguine est ainsi d’une intensité inouïe et donne le frisson.
Ayant vu de nombreuses fois ce ballet, j’ai trouvé que les intrigues de « salon » du deuxième acte étaient bien caractérisées. Hugo Marchand est un Onéguine plus sociopathe que jamais, à l’opposé du héros romantique du rêve de Tatiana. Dorothée Gilbert parvient à nous faire lire les atermoiements d’une jeune fille qui ignore comment sa déclaration d’amour a été reçue, se fait rejeter d’une manière particulièrement cruelle mais sait également composer avec les conventions sociales. C’est par elle que le scandale arrive dans le foyer des Larine (la lettre envoyée inconsidérément à Onéguine au petit matin), mais, du point de vue du monde, c’est sa jeune sœur qui se comporte mal en société, se laissant tourner la tête par Onéguine et provoquant le duel entre son fiancé et Onéguine. Tatiana apparaît aux yeux de tous comme la personne la plus raisonnable et la plus digne, et, déjà, comme une fiancée idéale pour le Prince Grémine (Antonio Conforti) qui fait partie des invités.

Le solo de Tatiana au deuxième acte et son comportement lors du duel préfigurent la Tatiana, grande dame accomplie, du dernier acte, qui s’interdit de laisser libre court à ses sentiments et fait passer l’honneur avant tout. Le comportement d’Onéguine au deuxième acte était odieux, mais il ignorait les conséquences funestes de ses actes. La Tatiana du troisième acte, qui déchire la lettre d’Onéguine et le renvoie, sait pertinemment que ce geste équivaut à une condamnation à mort, et c’est pour cela l’ultime pas de deux est déchirant.
Un petit mot des autres danseurs, même si, sur cette représentation, le spectateur est focalisé sur le duo d’étoiles XXL. J’ai trouvé qu’Aubane Philbert était une Olga crédible et une partenaire qui seyait bien à Guillaume Diop, même si son charisme de soliste est forcément en deçà de celui de ses partenaires étoilés. J’ai souvent eu la dent dure pour Guillaume Diop, et bien Lenski est le rôle dans lequel il m’a le plus convaincu, il s’inscrit dans les pas de Paul Marque et de Mathias Heymann qui ont brillé dans ce rôle. Cela manque encore d’intensité dramatique, mais c’est compensé par l’amplitude de la danse. Et finalement, le néo-classique lui convient peut-être mieux que le pur classique.
Je ne voyais pas forcément Antonio Conforti dans le rôle du Prince Grémine, mais plutôt en Lenski. Il m’a bluffé dans cet emploi et s’est montré un partenaire de tout premier ordre pour Dorothée Gilbert.
Onéguine fait partie de ces œuvres où il y a une qualité de silence exceptionnelle chez les spectateurs et où la pression se relâche aux saluts. Dorothée Gilbert et Hugo Marchand ont eu droit à une standing ovation spontanée ce soir-là.
*Toutes les citations en italique sont extraites de la traduction en prose du roman de Pouchkine par Ivan Tourgueniev et Louis Viardot disponible dans la Bibliothèque russe et slave.
Mots Clés : Antonio Conforti,Aubane Philbert,Dorothée Gilbert,Guillaume Diop,Hugo Marchand,Onéguine