Pendant qu’à Sotchi, la cérémonie d’ouverture des Jeux Olympiques a évoqué de façon spectaculaire la grandeur de la Russie éternelle, le ballet de l’Opéra de Paris reprend pour la troisième fois depuis son entrée au répertoire en 2009 l’adaptation chorégraphique d’une des œuvres emblématiques de la culture russe, Eugène Onéguine.
A vrai dire, c’est une relecture anglo-saxonne du roman en vers de Pouchkine. Ainsi, visuellement, la production évoque plus les drames en costumes dont la Grande Bretagne a le secret que l’atmosphère à la fois réaliste et poétique des grandes adaptations de la Mosfilm (Anna Karénine , Guerre et Paix). Comme pour la Manon de Kenneth Mc Millan, ce n’est pas l’opéra éponyme qui fournit la musique du ballet, mais un assemblage d’œuvres de Tchaikovski réorchestrées de façon à constituer une sorte de « bande originale » du ballet. Le langage chorégraphique a ses racines à Londres, c’est le style néoclassique que John Cranko et ses condisciples Kenneth Mc Millan et John Neumeier ont porté à son apogée : ici les pas de deux font la part belle aux portés vertigineux, les lignes des danseurs sont mises en valeur et les danseurs sont des acteurs au service de la progression dramatique de l’histoire. D’où le droit de regard très strict exigé par les ayant-droits de John Cranko sur le choix des interprètes et qui a considérablement réduit les distributions potentielles à Paris (même si certains choix ou évictions peuvent laisser sceptique).
La Tatiana idéale de l’Opéra de Paris, c’est Isabelle Ciaravola. C’est le rôle sur lequel elle a été nommée étoile, et elle y fera ses adieux le 28 février. Elle illumine tout le premier acte de sa présence, même quand elle ne danse pas et c’est elle la véritable héroïne du ballet. La jeune fille rêveuse, férue de romans, dont « le jeune cœur, dès longtemps, sans attendre personne, attendait quelqu’un », va s’enflammer pour « l’homme bizarre, mélancolique et dangereux » introduit dans la paisible vie de la famille Larine par le fiancé de sa sœur Olga, Lenski.
Dans le rôle d’Onéguine, Evan Mc Kie ne cherche à aucun moment à attirer la sympathie: dandy blasé, en proie au spleen, après avoir été « rassasié de conquêtes et de plaisirs renouvelés chaque jour », il semble étranger aux autres. Sa danse dans le 1er acte reflète la psychologie de son personnage: elle est à la fois parfaite et dénuée de sentiment véritable. Le danseur du ballet de Stuttgart nous démontre sa maîtrise consommée du rôle et des difficultés imaginées par John Cranko: il fait littéralement voler Isabelle Ciaravola dans les portés du pas de deux du miroir, où l’Onéguine rêvé de Tatiana lui rend la passion qu’elle vient de lui avouer dans une lettre. Ce rêve vole en éclat lors du bal du 2ème acte où Onéguine déchire la lettre de Tatiana et s’acharne ensuite à détruire le bonheur naissant de son ami Lenski.
A l’opposé de ce couple sombre, Lenski, le poète naïf et confiant, est épris d’Olga, l’héroïne parfaite de roman selon Pouchkine, « toujours modeste, toujours obéissante, toujours gaie comme le matin, des yeux bleus comme le ciel, un sourire naïf, des tresses de lin, une fine taille, une voix argentine ». C’est Charline Giezendanner qui prête sa danse joyeuse à Olga face à Mathias Heymann, dont chaque solo est un enchantement pour les yeux, en particulier celui bouleversant au petit matin, avant son duel fatal avec Onéguine.
Au troisième acte, Tatiana, l’idéaliste passionnée, s’est transformée en une grande dame de la société pétersbourgeoise. Elle vit un amour serein avec son mari, le prince Grémine, un militaire de carrière.
Le pas de deux d’Isabelle Ciaravola et Karl Paquette est curieusement le passage qui m’a le plus touchée dans cette soirée : la complicité entre les 2 danseurs, leur interaction dans les portés nous invite dans l’intimité de ce mariage de raison devenu un mariage d’amour qui transperce le cœur d’Onéguine.
C’est à son tour, dans un accès d’ « égoïsme effréné » ou de passion dévorante, de quémander l’amour de Tatiana. L’ultime pas de deux, dont l’énergie et la fulgurance s’opposent à la plénitude appaisée de la danse des deux époux, scelle le destin d’Onéguine (le suicide ? une vie d’adoration à distance de son grand amour perdu ?) tandis que Tatiana s’impose comme une héroïne étonnamment moderne, volontaire dans le devoir comme elle l’a été dans la passion.
Les lumières se rallument, au regard embué d’Isabelle Ciaravola, à l’air légèrement hagard d’Evan Mc Kie et au sourire ému de Karl Paquette, on sent qu’ils sont encore dans l’histoire qu’ils viennent de nous faire vivre.
Isabelle Ciaravola sera encore sur scène les 11, 16, 23 et 28 février aux côtés d’Hervé Moreau dans le rôle titre.
Toutes les citations en italique sont extraites de la traduction en prose du roman de Pouchkine par Ivan Tourgueniev et Louis Viardot disponible dans la Bibliothèque russe et slave.
Mots Clés : Charline Giezendanner,Evan Mc Kie,Isabelle Ciaravola,Karl Paquette,Mathias Heymann,Onéguine
Magnifique commentaire, qui nous fait revivre le ballet avec érudition et sensibilité.