Onéguine, le ballet de John Cranko, adaptation du roman en vers de Pouchkine, est repris à Paris pour la quatrième fois depuis 2009. Plus de 50 ans après sa création à Stuttgart, le succès de cette œuvre néo-classique semble aller crescendo, à tel point que c’est devenu un tube de la danse internationale que certains des plus grands interprètes rêvent d’accrocher à leur répertoire, au même titre que Giselle ou le Lac des Cygnes.
C’est en tout cas la preuve qu’une œuvre majeure peut aussi naître d’une démarche assez conservatrice. Mise en scène avec une reconstitution minutieuse que n’aurait pas reniée le Luchino Visconti du Guépard ou de Senso, narration linéaire avec un puissant souffle dramatique, un pot-pourri de Tchaïkovski en guise de bande originale, des pointes et des portés spectaculaires : il n’y a rien de bien révolutionnaire dans la recette de John Cranko, mais tous les ingrédients sont bien dosés et en 1h30 seulement (et trois actes), on est complètement transporté dans la Russie du dix-neuvième siècle (ou tout du moins dans une version victorienne de cette Russie).
Onéguine est lié dans ma mémoire à quelques-unes de mes plus belles soirées de ballet à l’Opéra. Il y d’abord 2009 et Manuel Legris qui incarnait le rôle-titre à l’occasion de sa série d’adieux. Il y a 4 ans, c’était au tour d’Isabelle Ciaravola de quitter la scène dans le rôle de Tatiana, peut-être le rôle où s’exprimait le mieux son tempérament de danseuse tragédienne, face à Hervé Moreau, étoile à éclipses et Onéguine habité, qui jetait alors ses derniers feux sous les ors de Garnier.
La barre est donc forcément placée très haut à l’heure d’entamer cette reprise, avec des distributions pour tout ou partie inédites, qui apporteront chacune leur propre dynamique à ce modèle du drama ballet.
Si Onéguine est le titre du ballet, il est aussi beaucoup question de Tatiana, la jeune fille rêveuse, férue de romans, qui va s’éprendre du bel et sombre inconnu, introduit dans la paisible vie de la famille Larine par le fiancé de sa sœur Olga, Lenski.
La matinée du 11 février proposait une distribution plutôt expérimentée. Dorothée Gilbert a pu creuser le rôle de Tatiana au fil des reprises et, comme aujourd’hui elle est en totale maîtrise de sa technique, c’est un régal de la voir évoluer sur le plan dramatique. Elle a pour partenaire sur cette série Audric Bezard dont les qualités sur les pas de deux et le physique ténébreux semblent le prédisposer à être Onéguine (après avoir incarné Lenski). Muriel Zusperreguy est également une habituée du rôle d’Olga, tandis que Florian Magnenet prête ses qualités de partenaire au prince Grémine, le mari de Tatiana. Seul petit nouveau dans l’univers de John Cranko, Jérémy-Loup Quer a la lourde tâche de faire oublier Mathias Heymann, titulaire historique à Paris du rôle Lenski.
Avec cette distribution, on renommerait bien le ballet Tatiana Larine, tant c’est au travers de Dorothée Gilbert que le spectateur vit l’histoire, un peu comme si l’on ouvrait le journal intime de la jeune femme. Audric Bezard est-il d’ailleurs un être de chair et de sang, ou l’incarnation fantasmée d’un des (anti-)héros qui peuplent les lectures de Tatiana ? Il y a un peu de Dracula quand la haute stature du danseur apparaît dans le miroir de la chambre de Tatiana et l’emporte dans un pas de deux d’une sensualité troublante. Audric Bezard remporte en tout cas la palme de l’Onéguine le plus séduisant mais aussi le plus odieux, monstre d’orgueil et d’égoïsme. D’ailleurs, la fin ferait presque figure de happy ending pour Tatiana : elle a échappé au pire, en ne voyant pas son amour de jeune fille payé de retour et en ne cédant pas, en femme de tête, aux imprécations d’Onéguine, cherchant moins l’amour qu’un viatique pour freiner la fuite inéluctable du temps. On notera la plénitude apaisée du pas de deux avec Florian Magnenet, qui s’oppose à la sauvagerie du pas de deux final où Dorothée Gilbert s’arrache à l’emprise du ténébreux Audric Bezard.
Je suis sortie de la salle un peu déçue de n’avoir pas vécue aussi intensément le spectacle qu’à mes précédentes visions, sauf peut-être au 3ème acte, en dépit des grandes qualités des deux interprètes principaux. Normal, me suis-je dit, le contexte particulier d’étoiles en fin de carrière donne forcément une énergie particulière à une soirée.
La matinée du 25 février m’a éclairée sur ce qui manquait. Pour fonctionner complétement, l’œuvre nécessite un équilibre entre les solistes composant le quintet majeur de la distribution, Onéguine, Tatiana, Lenski, Olga et le prince Grémine.
Ce dernier dimanche marquait quatre prises de rôles : Stéphane Bullion en Onéguine dont on se demande bien pourquoi les ayant-droits de Cranko ne l’avaient pas choisi avant, Laura Hecquet, de retour sur scène après plus d’un an d’absence, en Tatiana, Paul Marque en Lenski et enfin Naïs Duboscq, engagée en 2017 dans le corps de ballet, en Olga. Ils nous racontent l’histoire à 4 voix.
Après deux saisons de vaches maigres à jouer les seconds rôles de luxe, les partenaires attentionnés ou les étoiles alibis sur des créations plus ou moins réussies, revoilà enfin Stéphane Bullion dans le premier rôle d’un ballet narratif, un de ces rôles sombres et tourmentés qu’il interprète avec tant de subtilité et un rôle où les qualités de partenaire sont plus importantes que la technique individuelle. Son Onéguine est beaucoup plus humain que celui d’Audric Bezard. On le sent moins amoureux de lui-même et de sa propre tristesse que s’interdisant le droit d’être heureux (la faute à un lourd passé ou spleen incurable ?) et préférant dégoûter Tatiana de lui que de la condamner à une vie malheureuse avec lui. C’est ainsi que j’ai ressenti ses atermoiements au bal du 2ème acte, la lettre déchirée ou le jeu avec Olga qui aboutit à la provocation en duel de Lenski, et cela donne beaucoup plus d’impact émotionnel au dilemme de Tatiana dans l’ultime pas de deux.
Laura Hecquet est elle-aussi une fine interprète, et j’ai toujours apprécié ses propositions dans les ballets narratifs. Sa Tatiana est moins forte que celle de Dorothée Gilbert, moins démonstrative dans l’expression de ses sentiments, mais paradoxalement plus émouvante. Même en connaissant la fin de l’histoire, l’espace d’un instant, j’ai cru à la possibilité qu’elle puisse céder aux supplications d’Onéguine.
Le partenariat Laura Hecquet – Stéphane Bullion est exceptionnel : le pas de deux du miroir va directement pour moi au top de cette saison (à côté de Ludmila Pagliero et Mathias Heymann dans Don Quichotte). Du grand art, et pas uniquement sur le plan technique, c’est surtout la façon dont les danseurs transcendent la technique (y compris lors de petits accrocs) pour s’identifier totalement à leurs personnages le temps d’une représentation.
Paul Marque et Naïs Duboscq apportent leur fraîcheur et leur naturel à Lenski et Olga. Paul Marque enchante par la qualité de sa danse, l’impression de facilité qu’il dégage avec des réceptions onctueuses, et, c’est nouveau, un effort sur l’interprétation (que je trouvais un peu scolaire jusqu’à présent). Le solo à l’aube du duel est un très beau moment où s’exprime la sensibilité poétique de son personnage. Naïs Duboscq se voit propulsée sur un rôle de soliste confirmée, alors qu’elle est seulement quadrille : franchement, il n’en est rien paru, alors cela danse peut-être moins vite que Muriel Zusperreguy (elle est aussi plus longiligne), mais c’est une jolie découverte. Ils se sont taillés un beau succès aux saluts, et sont pour beaucoup dans la cohérence dramatique du 2ème acte.
Le seul petit bémol viendrait du prince Grémine d’Alexis Renaud. Le pas de deux de l’amour serein et épanoui avec Laura Hecquet m’a semblé un peu crispé par moment.
Au vu de ce premier jet, cela donne très envie de voir comment Laura Hecquet et Stéphane Bullion feront évoluer leurs personnages dans les représentations à venir, notamment dans celles où Marion Barbeau sera Olga.
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