Mayerling fait enfin son entrée au répertoire du Ballet de l’Opéra de Paris, après un premier rendez-vous manqué lors de la saison 2019-2020 et l’annulation de l’ensemble des représentations de la série pour cause de COVID. Cette pièce majeure du répertoire du Royal Ballet est considérée comme le chef d’œuvre de son chorégraphe Kenneth MacMillan au côté de l’Histoire de Manon, un favori des amateurs de ballet narratif, qui fait déjà partie du répertoire parisien.

Si l’adaptation du roman de l’abbé Prévost s’inscrit dans une copieuse descendance artistique, notamment opératique, avec Mayerling, créé en 1978, Kenneth MacMillan s’attaque à un défi a priori insensé, faire vivre par la chorégraphie une fresque historique relatant la destinée tragique de l’Archiduc Rodolphe, héritier de l’Empire Austro-Hongrois, et son suicide mystérieux en compagnie de sa jeune maîtresse, Marie Vetsera, dans le relais de chasse de Mayerling. Si l’on devait trouver un équivalent dans l’histoire de la danse, ce serait Ivan le Terrible, ballet soviétique de Youri Grigorovitch, qui le précède de 3 ans, mais qui s’appuie sur le film éponyme d’Eisenstein.

Ici, Kenneth MacMillan est parti d’une page quasi blanche. En effet, son Mayerling ne doit pas grand-chose à la luxueuse romance en costumes de Terence Young, réunissant Omar Sharif et Catherine Deneuve. Ici on serait plutôt du côté des Damnés à la cour de l’empire austro-hongrois déclinant. Ce ballet de près de 2h30 en trois actes est d’un noir d’encre et d’un pessimisme absolu sur la nature humaine, et ce n’est pas la compilation de musiques de Liszt arrangées par John Lanchbery qui va alléger l’atmosphère. Même si le travail de dramaturgie de la romancière Gillian Freeman force l’admiration a posteriori, la complexité de l’œuvre est telle qu’elle nécessite à mon avis plusieurs visions pour être complètement appréciée. En tout cas, la lecture du synopsis est fortement recommandée pour se repérer dans la galerie de personnages pléthorique.

Au centre de l’œuvre, omniprésent, l’Archiduc Rodolphe représente le challenge ultime pour un danseur.  A la difficulté technique du rôle, concentrée sur le partenariat, avec des pas de deux vertigineux, dopés aux enchaînements et aux portés tarabiscotés, avec pas moins de cinq partenaires, s’ajoute la charge psychologique. La palette d’émotions et de situations à interpréter ne doit pas laisser le danseur indemne: névrose, perversion, sadisme, addictions, tendances maniaco-dépressives, viol, sentiments incestueux, éternel héritier en quête de sens, tentative de parricide …on peut difficilement charger plus la barque.

L’interrogation, quant à la création parisienne, résidait donc essentiellement dans la capacité des étoiles masculines de la maison à passer du côté obscur. Hugo Marchand apparaissait comme le titulaire incontournable. Le style de Kenneth MacMillan met en valeur ses capacités physiques (on se souvient encore de sa prise de rôle en Des Grieux alors qu’il n’était que sujet) et sa haute stature alliée à ses qualités de partenaire magnifient les dangereux portés imaginés par le chorégraphe britannique. En tant qu’acteur, il ne craint pas d’être excessif, et MacMillan n’est pas exactement un adepte de la demi-mesure.

Au sortir de la représentation du 28 octobre, c’est évidemment la performance totale d’Hugo Marchand qui est à retenir ainsi que son partenariat fusionnel avec Dorothée Gilbert, sa Marie Vetsera. Dans la première partie du ballet, l’on devine encore sous Rodolphe le Prince Siegfried et quelques difficultés à assumer la noirceur du personnage. Il faut dire que, pour le danseur élevé dans le cadre du répertoire classique parisien, Kenneth MacMillan va assez loin dans ce qu’il est acceptable de voir sur scène, notamment lors du pas de deux de la nuit de noces, qui s’apparente à un viol, entre Rodolphe et la princesse Stéphanie (Silvia Saint-Martin que l’on avait un peu oubliée). Rodolphe s’y révèle démoniaque et cruel, alors même, que, quelques minutes auparavant, nous avions éprouvé un début de compassion pour lui, après le pas de deux sur le fil du rasoir avec sa mère, l’impératrice Sissi (Laura Hecquet souveraine), peut-être le seul passage émouvant de cette chorégraphie. Hannah O’Neill livre également une belle composition en Comtesse Larisch. Tantôt vieille maîtresse, entremetteuse de la bonne société, mère de substitution ou amoureuse délaissée, il y a quelque chose de tragique dans ce personnage, qui aurait pu être la planche de salut de l’archiduc. Valentine Colasante est la cinquième protagoniste féminine d’envergure, Mizzi Caspar, la maîtresse-danseuse de cabaret qui illumine de sa personnalité pétillante la scène de la taverne, un tableau enlevé et coloré, avec une pointe de vulgarité, qui rappelle le tableau de la maison close dans l’Histoire de Manon.

A l’exception de Marie Vetsera, chacune de ses femmes apparaît comme synonyme de duplicité. A travers Stéphanie, Rodolphe rejette l’hypocrisie du mariage d’état. Sa mère, Sissi, est incapable de lui témoigner son amour, alors que, par ailleurs, elle collectionne des amants plus jeunes que lui. Mizzi Caspar joue les agents double pour la police. La Comtesse Larisch pervertit des jeunes filles pour maintenir son influence sur son ex-amant. Marie Vetsera est la seule femme qui ne soit pas en représentation, qui ne joue pas un rôle : dans la rencontre secrète dans les appartements de Rodolphe, elle ne prétend pas être une ingénue, elle s’affirme comme l’égale de Rodolphe, une partenaire de jeux sexuels plus que consentante, le catalyseur du drame à venir. Dorothée Gilbert surprend dans un rôle finalement assez éloigné de son emploi-type. Elle porte littéralement son partenaire et l’aide à trouver la pleine mesure de son personnage dans la spirale autodestructrice du dernier tiers du ballet. Les pas de deux sont assez incroyables, la danseuse doit faire une confiance aveugle à son partenaire, et Dorothée Gilbert et Hugo Marchand ne semblent faire qu’un. C’est incandescent.

Mayerling marque en tout cas le vrai début de la saison après le départ raté de Cri de Cœur et les retrouvailles des danseurs avec leur public, et l’occasion pour José Martinez, Directeur de la Danse fraîchement nommé, installé au premier rang du balcon, d’effectuer une première revue d’effectifs. Hâte également de découvrir une autre distribution, avec le retour exceptionnel de Stéphane Bullion, qui sera sans doute un Rodolphe plus sombre,  associé à Hannah O’Neill.

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