A l’occasion de la disparition de Pierre Lacotte, nous remettons en avant cette conférence-bilan passionnante qu’il avait donnée en octobre 2020. Nous croyions alors que le COVID n’était qu’un mauvais souvenir, mais il allait encore entacher la saison qui démarrait, et Pierre Lacotte préparait activement la création de ce qui allait être son dernier ballet, le Rouge et le Noir.
Initiative intéressante de la Direction de la Danse à l’Opéra de Paris : proposer une série de conversations où les « maîtres » du ballet associés à l’histoire de la maison se raconteront. Cette série animée par Claire Chazal sera diffusée sur le magazine en ligne de l’Opéra, Octave. En attendant, l’Opéra offrait la possibilité à ses abonnés d’assister à l’enregistrement dans la Rotonde des Abonnés.
Pierre Lacotte était le premier à étrenner cette formule, largement illustrée par des archives vidéo.
Une vocation sous le signe de la musique
Cloué au lit par une maladie, le petit Pierre écoute de la musique (Mozart, Beethoven, Chopin, Wagner, …) sur un phonographe pour passer le temps. Lorsqu’il est enfin rétabli, il n’a qu’une envie, danser sur cette musique. Pour ses six ans, il va demander à ses parents de l’emmener à l’Opéra, après avoir vu des enfants qui dansaient en photo dans un magazine. C’est une expérience inoubliable : première sortie à Paris, sa mère en robe du soir, son père en habit, la magie d’une salle de spectacle dont il n’a de cesse qu’elle devienne sa maison.
Apprentissage en temps de guerre
Pierre Lacotte fait ses classes à l’Ecole de Danse pendant la guerre. La passion de la danse permet de faire abstraction de ce qui se passe dehors, même si les enfants sont contraints en pleine classe de se réfugier dans les caves. Ce sont aussi les premiers petits rôles. Une fois entré dans le corps de ballet, il va gravir rapidement les échelons pour devenir Premier Danseur en 1953.
Premières armes en tant que chorégraphe
Dès 1954, Pierre Lacotte va se lancer dans la création chorégraphique avec la Nuit est une Sorcière sur une musique spécialement composée par Sydney Bechet, présent dans la fosse d’orchestre du Théâtre des Champs Elysées à la création. Pierre Lacotte partage la scène avec un danseur de jazz américain Gene Robinson. « A cette époque, comme tous les jeunes, je voulais faire du contemporain. Je suis même parti aux Etats-Unis pour travailler avec Martha Graham. », s’amuse Pierre Lacotte. C’est sa professeur, Lubov Egorova, une danseuse transfuge du Mariinsky, qui va l’encourager à s’atteler à la conservation du ballet classique : elle est comme une seconde mère pour lui et il va donc s’attacher à réaliser son vœu.
Un rebelle à l’Opéra
Entre temps, il poursuit ses projets contemporains avec Gosse de Paris en 1955 sur une idée et une musique de Charles Aznavour, fable poétique dans le monde des petits vendeurs d’oiseaux des quais. Cet esprit d’entreprise n’est pas forcément du goût de Serge Lifar, le Directeur de la Danse de l’Opéra de Paris, qui lui demande de choisir entre ses activités de chorégraphe pour le Théâtre des Champs Elysées et sa carrière de danseur à l’Opéra. Le Directeur de l’Opéra de l’époque souhaite le retenir, en lui promettant le titre de danseur étoile. Malheureusement, il rentre à l’hôpital dont il ne ressortira pas. S’ensuit une période chahutée pour Pierre Lacotte que l’administration tente de prendre en défaut.
Coup de foudre avec Ghislaine Thesmar
On ne peut qu’être ému de la façon dont Pierre Lacotte évoque l’impact qu’a eu sur sa vie Ghislaine Thesmar, assise au premier rang de la Rotonde. L’esprit du ballet romantique flotte sur cette évocation d’un amour inaltérable. Il la voit la première fois lorsqu’il accepte à contrecœur d’être membre du jury pour un concours du Conservatoire. Parmi les concurrentes, Ghislaine Thesmar : c’est la révélation, il inscrit en haut de sa feuille « sera un jour danseuse étoile ». La revoyant ensuite à l’occasion d’un dîner, il est subjugué par la beauté de la femme. Il va provoquer le destin en suggérant son nom pour remplacer une danseuse blessée dans les Noces de Stravinsky que George Skibine monte pour lui : à 18 ans, elle se retrouve à jouer sa mère ! « Et puis voilà, ça a fini par un mariage ! », conclut Pierre Lacotte.
L’aventure de la Sylphide
C’est à nouveau un pépin physique qui va lancer un chapitre important de la vie de Pierre Lacotte. Pour occuper le temps pendant sa convalescence et tenir la promesse faite à Lubov Egorova, il va prendre le chemin de la bibliothèque de l’Opéra et se plonger dans l’étude de la Sylphide, une œuvre qui l’a toujours fasciné, premier ballet sur pointes et véritable phénomène de société. Il imagine donc de reconstruire le ballet pour la télévision française (ça semble quasiment inimaginable aujourd’hui). Si les Français n’en veulent pas, tant pis, cela se fera ailleurs, en Angleterre par exemple, même s’il souhaite plus que tout au monde que cela reste un projet français, un écrin pour son couple de danseurs, Ghislaine Thesmar et Michaël Denard. La Direction de l’Opéra de Paris assiste à la projection privée du film : ils sont conquis, ce ballet doit revenir dans la maison où il a été créé. 1972, marque donc le grand retour de Pierre Lacotte au Palais Garnier et également le passeport de Ghislaine Thesmar pour l’Opéra et un titre d’étoile.
Les adieux à la scène en 1976
On lit l’émotion sur le visage de Pierre Lacotte lors de la projection d’un extrait du Pas de Deuxdu Papillon, seul ballet composé par Offenbach, qu’il a remonté pour ses adieux à la scène aux côtés de Dominique Khalfouni. Rolf Liebermann lui offre le cadeau de retrouver la scène de Garnier en tant que danseur à part entière de l’Opéra.
Maître de la reconstruction
Pierre Lacotte est fidèle dans son travail de reconstruction du répertoire classique (Paquita, la Fille du Pharaon, Marco Spada) à la tradition de l’école française que lui ont enseigné ses maîtres. Il avoue ne pas aimer les mélanges, toute tentative de modernisation aboutit in fine à la destruction de l’œuvre.
Cela ne l’empêche pas d’être un fervent amateur de danse contemporaine, celle des Mats Ek ou encore Jirí Kylián. Il apprécie leur sincérité, beaucoup moins la provocation gratuite de Jérôme Bel.
Rudolf Noureev
La relation de Pierre Lacotte avec Rudolf Noureev n’a pas toujours été simple. Il évoque ses qualités extraordinaires, sa fougue, son visage qui prenait la lumière de façon incroyable, cette volonté de faire les choses à tout prix et de les réussir. Mais il y a eu également d’autres très grands danseurs qui ont fait moins parlé d’eux pour des raisons extérieures à la danse.
Pierre Lacotte a joué un rôle dans la défection de Noureev et lui a apporté son aide. Curieusement, Noureev lui a battu froid pendant un certain temps, jusqu’à ce qu’il se manifeste pour danser la Sylphide. Pierre Lacotte accepte à condition que Noureev ne modifie ni la chorégraphie ni les costumes et se rende disponible pendant un mois. L’amitié est alors revenue et Noureev va contribuer à la renommée internationale du ballet. Il s’engage également dans le projet de remonter Marco Spada à l’Opéra de Rome.
Les enfants de l’Opéra
Pierre Lacotte n’a pas eu d’enfants. Néanmoins, il a noué des relations très profondes avec certains danseurs de l’Opéra qu’il considère un peu comme ses enfants, notamment Aurélie Dupont qu’il a accompagnée toute sa carrière.
On découvre ainsi le ballet Les Trois Mousquetaires qu’il a monté pour un voyage d’une petite troupe de danseurs de l’Opéra (incluant Mathieu Ganio et Mathias Heymann) au Japon, avec la complicité de Michel Legrand à la musique. Mathias Heymann mériterait selon lui une réputation égale à celle d’un Noureev, mais sa timidité (et l’époque aussi) l’empêche d’accéder à la notoriété.
Son dernier projet, le Rouge et le Noir
Pierre Lacotte lève le voile sur ce qui devrait être son dernier ballet, le Rouge et le Noir qui verra le jour sur la scène de Garnier en novembre 2021 si tout va bien. Il travaille sur toutes les composantes du ballet : adaptation de l’œuvre de Stendhal, costumes, décors … et tout est écrit. Il parle notamment avec passion du travail sur la dramaturgie et sur le choix de la musique (des extraits de Massenet).
Les distributions devraient faire la part belle à ses danseurs chouchous dans la compagnie. Dans la jeune génération, il aime Léonore Baulac, l’élégance innée de Germain Louvet ou la présence scénique d’Hugo Marchand.
La session se termine par un questionnaire de Proust et par un échange avec le public où le chorégraphe évoque quelques rencontres marquantes (d’Edith Piaf à Maria Callas en passant par Vivien Leigh). On resterait bien plus longtemps pour écouter Pierre Lacotte, happés par le talent de conteur du maître, aussi à l’aise dans l’anecdote mondaine que dans l’analyse des différentes écoles de danse. On ressent également que l’artiste, malgré les usures et la fatigue du temps, puise dans cette interaction avec le public une nouvelle énergie.
On ne sait pas qui est à l’origine de ce projet, mais l’idée est excellente, et tranche avec la politique des dernières années qui avait vu disparaître un certain nombre de manifestations gratuites (conférences du jeudi midi ou répétitions publiques à Bastille). C’est de plus un geste élégant pour les abonnés de la nouvelle saison qui se sont engagés financièrement pour des spectacles qui n’auront pas forcément lieu.
Mots Clés : Aurélie Dupont,Ghislaine Thesmar,Le Rouge et le Noir,Mathias Heymann,Noureev,Pierre Lacotte