Assurer la dernière de l’Histoire de Manon après les adieux d’Aurélie Dupont n’était pas forcément un cadeau, car après ce qui faisait figure d’événement de la saison, il fallait être en mesure de raviver la passion sur la scène de Garnier et de donner aux spectateurs le même niveau d’intensité que l’avant-veille. Ce n’était pas forcément gagné avec une distribution à caractère expérimental réunissant notamment une étoile confirmée, Dorothée Gilbert en recherche d’un nouveau souffle dans sa carrière, un sujet encore inexpérimenté sur la route d’une belle carrière, Hugo Marchand, et la nouvelle coqueluche du public parisien François Alu.
Après sa prise de rôle impromptue avec Josua Hoffalt, Dorothée Gilbert s’impose à nouveau dans le rôle de Manon, restituant à merveille le personnage tel qu’on l’imagine en lisant l’abbé Prévost. En changeant de partenaire, son interprétation évolue quelque peu: la relation avec Hugo Marchand est moins marquée par la sensualité et une certaine impétuosité que par une tendresse teintée de romantisme. On sent que Des Grieux fait ressortir les meilleurs côtés de Manon, tandis que Lescaut est son mauvais génie. Hugo Marchand est un Des Grieux un peu vert, visiblement fébrile au premier acte, focalisé sur les deux jalons majeurs pour le danseur que sont le solo en guise de parade amoureuse et le pas de deux de la chambre, difficulté majeure pour un danseur pas encore aguerri dans l’art du partenariat. Cette timidité est finalement totalement raccord avec son personnage et ne l’empêche pas de déployer une danse élégante et ample, et d’assurer ses portés, mis en confiance par une Dorothée Gilbert très généreuse dans son partenariat.
Avec François Alu en Lescaut, on découvre ce rôle sous un nouveau jour, bondissant et athlétique. Toujours aussi à l’aise sur scène, il compose avec jubilation une véritable canaille. C’est moins subtil que la proposition de Stéphane Bullion, dont les motivations semblent plus complexes, mais c’est très efficace (même si les codes du XVIIIème siècle sont bien loins). Parfois, François Alu peut prendre toute la lumière à ses partenaires (comme dans le pas de trois du dernier Lac des Cygnes). Ici au contraire, il fait sortir Muriel Zusperreguy d’une approche un peu timorée du personnage de la maîtresse de Lescaut. La jeunesse des interprètes de Des Grieux et de Lescaut donne aussi un petit coup de fouet à leur confrontation de la fin du premier acte, avec un bel engagement physique de part et d’autre. A quand les Trois Mousquetaires à l’Opéra?
Dans le deuxième acte, Hugo Marchand qui, pourtant est un simple observateur toute la première moitié de l’acte, donne une véritable épaisseur à Des Grieux. On est passionné par les jeux de regard entre Dorothée Gilbert et lui, et on ressent sa souffrance lorsqu’elle feint de l’ignorer. Quand il se met à danser, la scène paraît presque trop petite pour lui et ses lignes interminables, sa danse paraît mue par les sentiments qui l’animent, tandis que son visage est infiniment plus expressif que le masque figé dans un sourire factice de Roberto Bolle. L’alchimie entre les deux danseurs est palpable et ils nous rendent attachants ces personnages dont la fange morale qui les entourent n’arrive pas à salir l’amour qui les lie envers et contre tout.
Ils se livrent corps et âme dans un troisième acte bouleversant qui entraîne le spectateur dans un maelström d’émotions. On frissonne et on se débat avec Dorothée Gilbert aux prises avec le geôlier sadique de Yann Saïz, on est soulagé de voir surgir Hugo Marchand en quelques grands jetés fulgurants pour délivrer Manon, on est horrifié avec lui en contemplant le poignard avec lequel il a assassiné le geôlier et enfin on est ému aux larmes par ce pas de deux qui perd ici son côté démonstration de technique acrobatique pour nous toucher en plein coeur.
Quand les lumières se rallument, Des Grieux semble autant voire plus marqué que Manon, et on jurerait presque qu’il a pleuré pour de vrai. Était-ce la magie d’une unique soirée ou le début d’un grand partenariat?
On imagine déjà Dorothée Gilbert et Hugo Marchand dans Roméo et Juliette ou dans la Dame aux Camélias. Quelque chose nous dit que la carrière de Hugo Marchand va encore s’accélérer dans les prochains mois: médaille à Varna, prise de rôle convaincante dans Casse-Noisette, mise en avant dans des galas internationaux (avec Marie-Agnès Gillot au Mariinsky et Dorothée Gilbert au gala des Benois de la Danse), un Des Grieux de grande classe, les étoiles féminines vont se l’arracher et il est peut-être le prototype du danseur idéal du XXIème siècle selon Benjamin Millepied.
Mots Clés : Dorothée Gilbert,François Alu,Hugo Marchand,Manon,Muriel Zusperreguy,Yann Saïz