Triste en ce bel après-midi du début des vacances de trouver une salle de spectacle bien vide pour la dernière journée des Étés de la Danse avec la troupe de Seattle, le Pacific Northwest Ballet (PNB). Décidément, la Seine Musicale n’est pas le Théâtre du Châtelet et peine à attirer les spectateurs, mais, à ce point (je ne suis pas sûre qu’il y avait 500 spectateurs), c’est un crève-cœur. Pourtant, le programme proposé pour cette matinée réunit la fine fleur de la scène chorégraphique actuelle.
Christopher Wheeldon ouvre le bal avec Tide Harmonic, création pour le PNB. Cette pièce pour 4 couples de danseurs est inspirée par une composition éponyme de son complice Joby Talbot (qui a également composé Alice’s Adventures in Wonderland et A Winter’s Tale), une symphonie aquatique qui a eu une première vie chorégraphique en tant que musique d’Eau, création de Carolyn Carlson pour le CCN de Roubaix. Tide Harmonic est typique du néo-classicisme abstrait américain, sous influence du New-York City Ballet, dont regorge le répertoire des compagnies nord-américaines. Bienvenue dans un monde où les hyper-extensions sont reines, où les pas de deux sont d’une précision chirurgicale et comportent des poses ou des figures toujours plus spectaculaires et photogéniques et où parfois il manque un petit supplément d’âme. L’exercice de style est superbe, on ne s’ennuie pas un seul instant mais je n’ai pas eu l’impression que la personnalité des danseurs pouvait s’y exprimer.
J’ai été beaucoup plus touchée par Red Angels. Cette courte pièce d’Ulysses Doves, un ancien de la compagnie Alvin Ailey, a été créée en 1994 dans le cadre du New York City Ballet Diamond Project, et porte en elle le double héritage d’Ailey, pour la maîtrise des ambiances nocturnes, et de Balanchine, pour la musicalité sans faille. Les deux pas de deux sont sans doute moins inventifs que ceux de Wheeldon, mais on est fasciné par ces 2 couples de danseurs en justaucorps académiques rouges, nimbés d’une lumière rouge, jouant avec le musicien sur scène qui fait sortir de son violon électronique une étrange musique avec des réminiscences de blues, de country et de rock.
Little Mortal Jump d’Alejandro Cerrudo, chorégraphe résident de la compagnie contemporaine Hubbard Street Dance Chicago, est quant à lui assez déroutant. La première partie dans une ambiance évoquant l’Amérique de la Grande Dépression, avec ses personnages de clown tristes à la Charlot et des situations entre poésie et absurde, et l’utilisation de la musique folk d’Andrew Bird’s Bowl of Fire, est orginale et intrigante. Je suis plus réservée sur la deuxième partie où l’on retrouve des pas de deux plus consensuels sur des extraits de Philip Glass ou d’Alexandre Desplat, et qui donne l’impression d’un patchwork pas très cohérent de diverses influences (Forsythe, Kylian ou même Millepied).
Après l’entracte, on découvre le morceau de choix de l’après-midi, Emergence, création de 2009 de Crystal Pite pour le Ballet national du Canada, une pièce sur le thème des intelligences distribuées (que l’on peut voir à l’œuvre au sein d’un essaim d’abeilles, mais aussi dans une compagnie de ballet …) : émergence est d’ailleurs le terme utilisé pour l’ultime étape du cycle évolutif de l’abeille (depuis l’œuf à l’insecte en passant par les stades de la larve et de la nymphe). Si le ballet romantique avait son acte blanc, Crystal Pite invente son pendant au XXIème siècle, l’acte noir : la forêt ou le lac sont remplacés par un monde sous-terrain, les danseuses du corps de ballet sont en noir, et la scène figurant le « bal des abeilles » (mettant aux prises abeilles ouvrières et faux bourdons) fait penser aux Willis condamnant Hilarion à danser jusqu’à sa mort. Les admirateurs du Seasons’ Canon de la Canadienne ne seront pas dépaysés avec cette chorégraphie conçue comme une mécanique de haute précision : même univers post-apocalyptique, même puissance des ensembles, mixés avec des pas de deux à l’esthétique très « matrixienne », mêmes jeux sur les rapports de force femmes – hommes, même sens de l’illusion (première image extraordinaire de l’émergence de l’abeille / ballerine, travail sur la lumière qui sculpte le corps des danseurs). Je trouve même pour ma part Emergence plus forte que The Seasons’Canon.
Espérons que le faible remplissage ne mettra pas en péril les Etés de la Danse. Le programme annonce sous réserve en 2019 l’Australian Ballet et en 2020 le Het Nationale Ballet et l’English National Ballet. Des perspectives alléchantes, mais je parierais bien sur un retour rapide de la compagnie Alvin Ailey pour renflouer la caisse des Étés.
Mots Clés : Alejandro Cerrudo,Christopher Wheeldon,Crystal Pite,Eté 2018,Etés de la Danse,Pacific Northwest Ballet,Ulysses Dove