C’était la dernière Tatiana d’Isabelle Ciaravola à l’Opéra Garnier ce 28 février. Pour ses adieux à la scène, elle était entourée de deux de ses partenaires de prédilection, Hervé Moreau et Karl Paquette, ce qui a encore renforcé l’impact émotionnel de la soirée.
La représentation a été supérieure à celle du 8 février, où l’attention du spectateur se focalisait sur le personnage de Tatiana, magnifiquement incarnée par Isabelle Ciaravola. Hier soir, Hervé Moreau a rétabli un certain équilibre dans le quatuor Onéguine – Tatiana – Lenski – Olga en proposant un Onéguine beaucoup plus connecté à ces partenaires que celui d’Evan Mc Kie, invité de dernière minute, peut-être plus proche du personnage du roman et des intentions du chorégraphe. Le 8 février, on n’aurait pas du tout compris que Tatiana quitte le prince Grémine pour Onéguine, odieux et égoïste, alors qu’hier soir, il y avait véritablement un dilemme pour Isabelle Ciaravola.
L’entrée d’Onéguine au premier acte est comme un nuage qui obscurcit la joie de la partie de campagne chez les Larine. Hervé Moreau n’est pas simplement un dandy désœuvré, mais il semble porter le poids d’un lourd passé, son regard reflète une grande souffrance intérieure. On comprend ainsi mieux comment son apparition dans le miroir peut à ce point frapper Tatiana, admiratrice des héros sombres et romantiques qui peuplent ses lectures. La scène du songe, où Onéguine traverse le miroir pour un premier pas de deux passionné, nous évoquerait presque Dracula.
Dans le 2ème acte, les relations du quatuor sont également beaucoup plus fouillées. Lors de la scène du bal, Charline Giezendanner a affiné son interprétation, elle est victime de l’inconséquence de la jeunesse : on comprend bien en la voyant passer des bras de Mathias Heymann à ceux d’Hervé Moreau, qu’elle ne trahit pas Lenski, mais qu’elle est simplement flattée d’être courtisée par l’homme en noir, au centre des attentions de la soirée. Placée assez prêt de la scène, j’ai également pu apprécier l’évolution des expressions sur le visage d’Isabelle Ciaravola durant le bal : l’attente pleine d’espoir de l’arrivée d’Onéguine, les regards enfiévrés, l’incrédulité, le désespoir, la souffrance stoïque en voyant l’être aimé flirter avec sa sœur. Le duo Heymann – Moreau est également très fort :la violence de la provocation en duel est comme une première déflagration avant le coup de pistolet mortel qui abat Lenski. On est bouleversé par les deux sœurs suppliant Onéguine de renoncer à son sombre dessin.
J’ai été marquée par les regards échangés par Isabelle Ciaravola et Hervé Moreau à la fin de ce 2ème acte : elle s’interdit désormais de l’aimer, et lui réalise l’étendue de son infamie et qu’il a renoncé à tout droit au bonheur.
Le 3ème acte est l’apothéose de la soirée avec les deux pas de deux sublimes, comme un hommage de chacun des partenaires à Isabelle Ciaravola. On est scotché par les portés de Karl Paquette, où la ballerine semble s’envoler comme une plume, puis on vibre face à la gestuelle passionnée d’Hervé Moreau et les regards embués d’Isabelle Ciaravola.
Cette soirée d’adieux était à l’image de la ballerine, finalement assez « simple », pas tant de personnalités que cela à l’horizon mais un « vrai » public. Elle y a démontré sa générosité avec ses partenaires (ce n’était pas seulement SA soirée mais la leur) et elle a été particulièrement chaleureuse et touchante dans le partage avec la salle de ses émotions (joie, larmes, humilité), une salle qui l’a ovationnée pendant 30 minutes.