A l’occasion du centenaire de la mort de Gustav Mahler en 2011, le quotidien Die Welt interviewait le directeur du ballet de Hambourg, John Neumeier. Sa première chorégraphie sur du Mahler date de 1974, et en 2011, il préparait une chorégraphie sur la 10ème Symphonie. A lire avant d’aller voir la 3ème Symphonie à l’Opéra Bastille à partir du 9 avril.
Traduction de l’article de Manuel Brug dans Die Welt
Die Welt : Comment vous êtes –vous tourné vers Gustav Mahler comme « fournisseur » de musique ?
John Neumeier : Dans ma jeunesse, j’ai vu le ballet d’Antony Tudor, «Dark Elegies » qui date de 1937 et fut l’un des premiers ballets sur du Mahler. A l’époque, j’ai été surtout fasciné par la chorégraphie. C’est devenu conscient à Stuttgart en 1965 lorsque Kenneth Mac Millan a monté « le Chant de la Terre ». Je dansais dans les ensembles. Et j’ai su : Mahler, c’était fait pour moi. La pièce de Mac Millan est à mon avis l’un des ballets essentiels du vingtième siècle. C’est pourquoi, je n’ai jamais chorégraphié moi-même sur « le Chant de la Terre ».
Die Welt : Pourquoi ?
John Neumeier : La musique et le mouvement y sont inséparables, à partir de là, une graine était semée dans mon âme. J’ai toujours cette image en moi. Cela a vraiment commencé avec Mahler avec une pièce sur la mort et la vie en 1974, un pas de trois sur le 4ème mouvement de la 3ème Symphonie, pour un hommage à John Cranko à Stuttgart. Mais alors, je n’avais encore jamais pensé à chorégraphier l’intégralité d’une symphonie. Je comprenais ces sons comme une musique de concert, mais, de plus en plus, j’y percevais un support pour le déplacement subjectif de l’homme. Je me suis finalement décidé. Ainsi, a mûri en 1975 l’idée de chorégraphier l’ensemble de la 3ème Symphonie. Je voulais trouver une nouvelle forme de dramaturgie du ballet pour la fin du vingtième siècle. Il devait y avoir une unité dramatique mais pas sous la forme d’une histoire fondée sur la narration. La musique de Mahler m’a offert depuis lors et jusqu’à aujourd’hui un terrain de jeu inépuisable.
Die Welt : Comment avez-vous procédé?
John Neumeier : Cela s’est fait par étape. Je n’ai jamais eu le souhait de chorégraphier toutes les symphonies. Même quand, au début, dans la folie de la jeunesse, je pensais pouvoir traduire toutes les notes de Mahler en pas. Cela s’est pourtant produit petit à petit, en particulier dans les années 70. Peut-être aussi parce que le public a aimé les pièces dès le début. Tout le monde en est venu à attendre le prochain Mahler. D’autant plus que la 3ème Symphonie est devenue la chorégraphie de référence du Ballet de Hambourg. L’année prochaine, nous irons même la présenter en Chine.
Die Welt : Comment considérez-vous cette œuvre rétrospectivement ?
John Neumeier : Je reste toujours étonné de mon courage à cette époque. Je me suis attaqué à cette œuvre immense, sans une histoire en tête, simplement pour voir comment cela allait se développer. Il y avait toujours des images détachées de la musique, une maison explosant à la télévision par exemple. Avant tout, cela devait être une pièce pour des étoiles, chaque mouvement pour un protagoniste. Je voulais avoir Rudolphe Noureev, et aussi Léonard Bernstein comme chef d’orchestre. Évidemment, aucun n’avait le temps. Mais j’ai eu une longue conversation téléphonique avec Bernstein que je ne connaissais pas du tout. Il a écouté ce que j’avais à dire et m’a conseillé de chorégraphier la 7ème Symphonie. Cela a été le début d’une amitié. Je ne me suis réellement attaqué à la 7ème qu’en 2005. Et la 3ème devint une pièce pour l’ensemble de la troupe. Cependant, il restait toujours pour moi un mystère dans cette musique, qui offre à chacun d’autres images. Et qui m’était la plus proche dans les enregistrements de Bernstein.
Die Welt : Y a-t-il eu des résistances à l’époque contre la présomption de chorégraphier sur la musique de Mahler ?
John Neumeier : A l’opéra de Hambourg, on a avancé plein de bonnes raisons pour reporter le projet, mais, lorsqu’il s’est su que Maurice Béjart voulait chorégraphier la 3ème, tout à coup, il a fallu faire très vite. Il avait alors chorégraphié seulement 3 mouvements, mais nous nous sommes invités réciproquement à chorégraphier pour la compagnie de l’autre. J’ai chorégraphié la 1ère et l’Adagio de la 10ème à Bruxelles en 1980, il a renoncé. Cependant, là aussi, il y a eu la naissance d’une amitié au travers de Mahler.
Die Welt : Vous avez en 1975, votre année d’initiation à Mahler, encore créé sur une autre pièce de Mahler …
John Neumeier : Oui, et c’était une pièce pour des étoiles, sur l’Adagietto de la 5ème, pour Erik Bruhn, qui venait de se retirer de la scène, et Natalia Makarova. Nous l’avons répété en même temps que la 3ème. La chorégraphie est inchangée dans ma chorégraphie de 1989 de l’ensemble de la symphonie, alors qu’au départ je voulais faire quelque chose de différent. Lorsque j’ai vu la vieille vidéo et ai entendu la musique, c’était clair : cela reste. Je n’avais rien à ajouter.
Die Welt : Qu’est-ce qui a donné l’impulsion pour les chorégraphies suivantes ?
John Neumeier : Essentiellement les concerts, où j’avais soudain l’idée d’une pièce donnée. L’élan initial pour la 6ème en 1984 est survenu lors d’une représentation dirigée par Lorin Maazel à Salzbourg. Lorsque le Royal Ballet m’a passé une commande, cela devait être aussi du Mahler, il était devenu pour moi un ami, un compagnon, que je pouvais emmener dans mes travaux. Il en a été de même en 1977 avec la 4ème Symphonie.
Die Welt : Mahler a inséré des motifs de pièces antérieures, notamment de ces Chants, dans ces symphonies. Avez-vous également utilisé cette méthode « patchwork » ?
John Neumeier : En 1995, j’ai chorégraphié une pièce spécialement pour un Gala sur les « Chants d’un Compagnon Errant » à partir d’anciens matériels. Et dans la 7ème Symphonie, j’ai repris délibérément pour le 2ème mouvement quelques passages de la 3ème Symphonie, qui sont ici asynchrones avec la musique. Le décalage avec le rythme donne un deuxième niveau de sens aux tableaux.
Die Welt : Comment avez-vous ressenti l’engouement pour Mahler suite au film de Visconti, la Mort à Venise, d’après Thomas Mann, en 1971 ?
John Neumeier : J’ai aimé le film, mais cela n’a, à ce moment là, rien déclenché en moi. Aujourd’hui, je trouve que la musique n’est pas si adaptée que cela, c’est pourquoi je ne l’ai pas utilisée dans mon ballet du même nom, même si j’y ai pensé un bref instant.
Die Welt : Quelquefois vous avez combiné Mahler avec Mahler ou avec d’autres musiques. Pourquoi?
John Neumeier : La 1ère Symphonie est courte, j’ai complété avec quelques passages de la 10ème inachevée pour le tableau des hommes comme créations de la Nature, ainsi que pour le début et le final, qui sont poursuivis avec l’Adagio de la 10ème. La 4ème ne permettait pas non plus de remplir une soirée, un ami m’a indiqué le Quintet à Cordes en Ut Majeur de Schubert, qui présentait une atmosphère similaire. Mais ce sont bien deux pièces différentes. Dans la 5ème, les Lieders « le Cor enchanté de l’enfant » complètent remarquablement bien le contenu musical. Dans la 7ème, qui s’appelle « le Chant de la Nuit », il y a 8 nocturnes de Chopin en introduction, qui permettent de définir un autre espace temps. J’avais besoin d’un passé pour démarrer.
Die Welt : L’intervalle entre 2 ballets-symphonies est devenu plus long. Volontairement?
John Neumeier : Non, il y a eu d’autres choses, et ce n’était pas un cycle planifié. Mahler doit venir me chercher à nouveau. Après la 9ème en 1994, je ne voulais plus. Je ne chorégraphierai probablement jamais la 2ème et la 8ème, ou alors uniquement dans le cadre d’un festival. Dans la 8ème, que peut-on montrer en face des chœurs imposants (ndt : la 8ème symphonie est dite des Mille, elle rassemble notamment 850 chanteurs dans les chœurs)? Tout au plus un danseur unique avec un charisme exceptionnel.
Die Welt : Avez-vous trouvé des passages de Mahler qui sont difficiles à « mettre en danse » ?
John Neumeier : Non, mais dans la préparation de la 10ème Symphonie, quand je l’ai chorégraphiée dans sa totalité, j’ai été frappé par le fait que la première rencontre de Gustav et Alma Mahler était une dispute parce qu’il avait refusé un ballet de son professeur et amant Alexandre Zemlinsky. Il a bien entendu diriger d’autres ballets. Je me demande souvent comment Mahler trouverait ces symphonies sur scène. Il était déjà très avant-gardiste, avait réformé les scénographies de l’Opéra de Vienne, l’abstraction l’intéressait.
Die Welt : Votre 10ème Symphonie sera une analyse biographique (ndt : il s’agit du ballet Purgatorio créé en juin 2011). Ce que vous aviez soigneusement évité jusqu’à présent.
John Neumeier : L’année du Jubilée et le fait que ma collègue Simone Young (chef d’orchestre) et moi souhaitions à nouveau travailler ensemble peuvent expliquer ceci. La 10ème est la symphonie testament de Mahler. Il y a travaillé sur son conflit avec Alma, il voulait arrêter de composer pour préserver son mariage. En 1910, ont également été publiés les lieders d’Alma, que j’utilise. C’est le plus surprenant dans l’accueil initial de la symphonie : elle a été reconnue pour les mouvements reconstruits par Deryck Cooke. Je suis très content par exemple d’avoir le dernier mouvement. Mahler y semble vraiment brisé, comme, je l’espère, dans ma transcription.
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