Casse-Noisette à Noël, c’est un peu comme une madeleine de Proust, la découverte d’un ballet féerique pour les petits et le test ultime pour les grands: leur capacité d’émerveillement est-elle intacte? C’est donc avec une certaine impatience que j’attendais de revoir le Casse-Noisette de Noureev quinze ans après l’avoir découvert dans une distribution de rêve réunissant Manuel Legris et Élisabeth Maurin pour ce qui était ma première soirée de ballet à l’Opéra de Paris. Le présent allait-il être à la hauteur d’un souvenir inoubliable? Le passeport pour l’évasion allait-il fonctionner? Une interrogation somme toute assez amusante si l’on se dit qu’elle porte sur un ballet dont la trame s’articule autour des songes de sa jeune heroïne, Clara.
Le 1er acte est axé sur la narration, l’installation d’une atmosphère et « danse » finalement assez peu. On en prend plein les yeux avec les décors de Nicholas Georgiadis qui nous font entrer dans l’univers familier de Clara, la grande demeure bourgeoise des Stahlbaum dans la Vienne impériale, parée pour accueillir le réveillon de Noël. Le grand sapin s’illumine, les enfants sont impatients de découvrir leurs cadeaux, Drosselmeyer, l’oncle mystérieux et borgne, fait des tours de magie et murmure des histoires à l’oreille de sa nièce préférée à laquelle il a offert un casse-noisette. L’ensemble de la troupe, les élèves de l’Ecole de Danse inclus, donne vie avec ces tableaux avec beaucoup d’allant (voir si cette énergie ne s’affadira pas au fil des représentations d’une longue série). Dorothée Gilbert réussit à être convaincante dans la peau d’une adolescente se chamaillant avec son frère Fritz, Daniel Stokes, tout en espiéglerie, effaçant un peu au passage un Mathieu Ganio, grimé en Drosselmeyer, qui peine à être inquiétant. Un univers familier, qui, comme dans tout bon récit fantastique, va prendre des couleurs plus sombres dans le premier rêve de Clara. L’apparition des rats sur scène, l’affolement de Clara qui essaie de protéger son casse-noisette et la bataille imaginaire qui s’ensuit entre les rats et les soldats de plomb ne manqueront pas d’impressionner les plus jeunes, mais pour les grands, la danse commence vraiment au dernier tiers du 1er acte avec une valse des flocons parfaitement réglée où le corps de ballet féminin brille de mille feux et la métamorphose du hussard casse-noisette en un prince qui a les lignes idéales de Mathieu Ganio pour un pas de deux infiniment romantique sous la neige avec Clara.
La cohérence n’est pas forcément de mise dans le 2ème acte, bout à bout de bribes de rêve issues de l’imagination fiévreuse d’une jeune fille. Entre les séquences horrifiques où les convives se transforment en chauve-souris et les divertissements dansés, prétextes à des morceaux de bravoure chorégraphiques, un peu chargés, tels que les aime Noureev, le rythme s’est nettement accéléré. Je retiendrai particulièrement la danse arabe, à la sensibilité très néo-classique, interprétée avec beaucoup de sensualité par Stéphanie Romberg et Yann Chailloux, et la merveilleuse pastorale Grand Siècle où Florimond Lorieux, entouré d’Aubane Philbert et de Lydie Vareilhes, fait une démonstration de grand style classique.
Après la splendeur visuelle de la valse des fleurs et son corps de ballet magnifié par les dorures des tutus et des pourpoints, c’est au tour de Dorothée Gilbert et de Mathieu Ganio d’éblouir dans un grand pas de deux qu’ils dansent avec une parfaite maîtrise de leur art, une parfaite maîtrise qui nuit peut-être à l’émotion. Il manque à mon sens l’abandon de la ballerine en toute confiance dans les bras du prince, un abandon qui s’installera sans doute au fil des représentations. Le livre des rêves peut enfin se refermer, Clara se réveille dans son cadre familier, son casse-noisette dans les bras, elle regarde du pas de la porte la rue enneigée que Drosselmeyer vient de quitter.
Avec son intrigue quelque peu sinueuse, teintée de psychanalyse (je serai curieuse de savoir qui, parmi les spectateurs qui n’avaient pas pris connaissance du livret, a saisi le double rôle Drosselmeyer / le Prince), ses décors et costumes somptueux et la complexité de la chorégraphie de Petitpa et Ivanov revisitée (emberlificotée diront certains) par Rudolph Noureev, cette production de Casse-Noisette n’est clairement plus dans l’air d’un temps qui privilégie les décors épurés et un certain manichéisme du propos. Sur le plan de la danse, ce qui était un langage naturel pour Manuel Legris et Élisabeth Maurin au siècle dernier semble devenu par instant une langue rare pour la troupe actuelle, une langue rare dont les sonorités parviennent encore à séduire le spectateur de 2014.
Mots Clés : Casse-Noisette,Dorothée Gilbert,Mathieu Ganio,Noureev