A quelques jours de son départ et du gala d’hommage qui lui est dédié le 4 octobre, Brigitte Lefèvre prenait place en tant qu’invitée dans l’un des fauteuils club du Studio Bastille pour une de ses conférences du jeudi qu’elle a tant contribué à animer. Elle a choisi pour l’interroger à l’occasion de cet « au revoir » qu’elle souhaite joyeux le directeur de l’Atelier Lyrique de l’Opéra de Paris, Christian Schirm, un des membres de l’équipe Hugues Gall, comme elle. C’est l’occasion de balayer quelques étapes clés dans le parcours de cette femme ambitieuse qui a su se hisser au plus haut dans le milieu de la danse et y rester pendant vingt ans plus grâce à des talents politiques et managériaux que grâce à la reconnaissance d’une excellence artistique.

La danse comme vocation

«  Ma mère adorait la danse, et j’adorais ma mère. Si elle veut que je fasse cela, c’est que ça doit être bien. Très vite le plaisir d’apprendre et de progresser est venu. J’avais la sensation que je n’étais jamais assez bien, je voulais capter l’attention de mon professeur. »

Le conservatoire du 10ème arrondissement, théâtre des débuts de Brigitte Lefèvre

Le conservatoire du 10ème arrondissement, théâtre des débuts de Brigitte Lefèvre

Brigitte Lefèvre a commencé la danse par la danse rythmique vers 6 ans au Conservatoire Municipal du Xème arrondissement, « un château avec des petites tours ».  Dans ce conservatoire, il y avait un professeur de danse de l’Opéra,  Jacqueline Simoni, qui va l’encourager à présenter l’Ecole de Danse.

Elle y rentre à 8 ans et demi. Le professeur de l’histoire de la danse emmène la classe au spectacle. Le déclic  est provoqué à l’occasion d’une représentation d’Istar de Serge Lifar : il y a sur scène « une petite silhouette sublime qui dessine l’espace avec une force incroyable », c’est Yvette Chauviré qui va décider de la vocation de la fillette.

Yvette Chauviré, une rencontre déterminante

Yvette Chauviré, une rencontre déterminante

La liberté hors des murs de l’Opéra

Parmi ses condisciples à l’Opéra de Paris, Jacques Garnier va avoir une influence prépondérante, ça va être « un coup de foudre d’amitié ». La mère de ce dernier, très impliquée au parti communiste, emmène les jeunes gens à la Fête de l’Humanité. Brigitte Lefèvre découvre une autre façon de voir le monde hors de la bulle protectrice de l’Opéra.

La directrice de la danse est très émue quand elle évoque son ami. C’est lui qui l’entraîne dans l’aventure de la décentralisation et et l’amène à quitter l’Opéra, alors qu’elle est sujet, au grand dam de sa mère : « Je suis rentrée dans la danse pour ma mère, et je suis rentrée dans une autre danse pour moi et pour d’autres. »

Ils sont ainsi rentrés dans l’aventure du Théâtre du Silence à la Rochelle, ce qui a leur permis d’appréhender la direction d’une compagnie, la chorégraphie et le travail avec d’autres chorégraphes. On apprend ainsi que Brigitte Lefèvre a beaucoup chorégraphié à cette époque, notamment un solo Pawa, sur une composition de Jean-Pierre Drouet (utilisant un instrument iranien, le zarb), qui connaîtra son petit succès en son temps. C’est dans cette atmosphère très stimulante sur le plan créatif que Jacques Garnier va créer Aunis, mélange de danses contemporaine, classique et folklorique au son de l’accordéon diatonique, trio qui est une réminiscence de lui-même et de ses deux frères.

 

Elevés au biberon de l’Opéra de Paris, il leur en est resté cette recherche perpétuelle de l’excellence. Ils invitent beaucoup d’artistes de la scène contemporaine américaine notamment Merce Cunningham ou John Cage. Ils vont porter cette excellence sur les plus grandes scènes du monde, mais aussi dans les écoles, les usines, les prisons ou les hôpitaux.

Au bout de 5 ans, Jacques Garnier choisit de retourner à l’Opéra pour succéder à Carolyn Carlson à la tête du Groupe de Recherche Chorégraphique. Brigitte Lefèvre choisit de rester et de diriger seule la compagnie, soutenue par les communistes.

Agent de la technostructure culturelle

C’est au moment où elle attend sa fille qu’elle choisit de se retirer de sa vie de saltimbanque. En 1985, elle rejoint le Ministère de la Culture d’abord en tant qu’Inspectrice Principale de la Danse à la Direction de la Musique et de la Danse, Inspectrice Générale puis Déléguée à la Danse. Entrée au Ministère de la Culture sous l’ère de Jack Lang, elle réussit à échapper aux changements politiques puisque c’est François Léotard qui la nomme Déléguée à la Danse.

Elle a repris sa valise parcourant les régions pour participer à l’évolution de la danse dans les collectivités territoriales, repérer de nouvelles compagnies, de jeunes chorégraphes. Elle est un rouage essentiel d’une politique  qui souhaite le renouveau des publics, favorise l’éclosion des centres chorégraphiques et de la danse contemporaine (sans doute au détriment de la danse classique). Elle s’inspire d’initiatives menées pour le théâtre et les transpose à la danse, notamment les contrats résidences auprès de grandes scènes nationales ou les chorégraphes associés. Soucieuse de promouvoir toutes les danses, elle contribue à la nomination de Pierre Lacotte, ardent défenseur du classicisme le plus pur, au ballet de Nancy.

Elle n’oublie pas au passage une petite pique envers ceux qui lui ont succédé : « Depuis que je suis partie, il n’y a pas eu beaucoup de nouvelles choses ».

La « dame de fer » de l’Opéra

C’est dans un contexte un peu particulier que Jack Lang et Pierre Bergé (alors Directeur de l’Opéra) vont proposer à Brigitte Lefèvre de revenir à l’Opéra. En 1992, l’effondrement d’un décor à Séville provoque la mort d’un choriste de l’Opéra de Paris et blesse grièvement une dizaine de ses collègues. Surtout, ce drame met en lumière certains dysfonctionnements de la grande maison. Il faut remettre de l’ordre.

Elle évoque sa réticence initiale à prendre le poste d’administrateur général de l’Opéra Garnier, un poste qu’elle assume pendant 2 ans. Après tout n’avait-elle pas déclaré : « Je ne reviendrai jamais à l’Opéra ». Par ailleurs, elle n’est pas forcément très à l’aise vis-à-vis du Directeur de la Danse en poste à l’époque, Patrick Dupond. On comprend à demi-mot qu’une de ses missions était de superviser Patrick Dupond, si ce n’est de l’évincer, parce que, selon ses propres mots, « cela ne marchait pas » et qu’elle assure alors quasi totalement l’aspect managérial de la Direction de la Danse.

Elle survit à l’arrivée d’Hugues Gall qui lui demande d’être sa Directrice de la Danse. Sa Direction est marquée par son parcours, et elle s’attache à avoir la maîtrise totale sur tout ce qui touche à la Danse : le planning, l’équilibre entre le lyrique et la danse, la programmation, le temps de répétition, … Au fil des confidences, on apprend que son choix personnel pour lui succéder n’aurait pas forcément été Benjamin Millepied, qu’elle a souhaité gardé les grands ballets de Noureev car c’était une façon qu’il soit toujours vivant. A ce propos, elle estime nécessaire que les jeunes étoiles qui, parfois « chipotent » un peu sur ces ballets si difficiles, le fassent avec ferveur, pour se dépasser eux-mêmes  et en même temps qu’ils soient enrichis par d’autres chorégraphies. Elle ne vit pas bien la période de succession, certains articles faisant état d’un ras-le-bol des danseurs par rapport à sa direction la blessent, elle ne reconnaît pas forcément la compagnie qu’elle dirige au quotidien.

En creux se dessine le portrait d’une femme qui porte toujours certains idéaux de jeunesse même s’ils ont été mis à mal par l’exercice du pouvoir. Qu’y a-t-il de commun entre la jeune danseuse rebelle et fauchée qui répète sous un préau et la Directrice de la Danse qui a patiemment fait carrière dans la technostructure culturelle? Sans doute, un amour de la danse sous toutes ses formes, et surtout pour ceux qui la font.

Et maintenant

Il est temps de tourner la page. Brigitte Lefèvre a hâte de savoir ce qui va se passer après, pas à l’Opéra, se hâte-t-elle d’ajouter, mais pour elle. Elle va diriger un festival de danse à Cannes, et elle va également travailler à une co-mise en scène d’une pièce d’après les Carnets de Nijinski avec comme acteur Clément Hervieu-Léger et Daniel San Pedro à la mise en scène, au Théâtre de l’Ouest parisien dirigé par son mari.

Les Carnets de Nijinski, future inspiration de Brigitte Lefèvre

Les Carnets de Nijinski, future inspiration de Brigitte Lefèvre

L’Opéra édite un livre de référence qui reprend l’ensemble de la programmation sur la période de 1992 à 2014.

France 3 diffusera le 8 novembre une soirée spéciale : Etudes de Lander et le Défilé du Ballet enregistrés lors de la soirée de gala du 4 octobre ainsi qu’un documentaire consacré à la Directrice de la Danse.

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