Parmi les compagnies de danse qui font la richesse du paysage culturel allemand, le Semperoper Ballet Dresden, attaché à l’Opéra de Dresde, avec une troupe d’une soixantaine de danseurs sous la houlette de son directeur le Canadien Aaron S. Watkin est une valeur montante. Un petit coup d’œil sur la programmation de la compagnie montre un répertoire très riche qui mixe des ballets classiques, remontés par Aaron S. Watkin, le néo-classique (beaucoup de George Balanchine, Kenneth Mc Millan) et le contemporain avec Jirí Kylián, Mats Ek, une création d’Alexander Ekman et de nombreuses pièces de William Forsythe. Le chorégraphe américain entretient en effet une relation particulière avec cette maison et la ville de Dresde, puisqu’Aaron S. Watkin est un ancien danseur de Forsythe qui a notamment œuvré à la transmission de ses œuvres aux plus grandes troupes de la planète et que la Forsythe Company, la compagnie du maître de 2005 à 2015, résidait en alternance entre Francfort et Dresde.

C’est tout naturellement une des pièces emblématiques de William Forsythe, Impressing the Czar, un « full-length » ballet en 4 parties que le Semperoper Ballet Dresden a emmené dans ses valises pour une courte tournée de début d’année sur la scène de Garnier à l’invitation de l’Opéra de Paris. Chorégraphiée pour le Ballet de Francfort en 1988, la pièce a ensuite été remontée en 2005 par Kathryn Bennetts, proche collaboratrice de Forsythe, pour sa compagnie le Ballet Royal de Flandres, et est entrée au répertoire du Semperoper Ballet Dresden en 2015.

Comme souvent, chez Forsythe, le spectateur peut s’attendre à être fasciné par la pureté et la précision d’une danse postmoderne qui recycle le vocabulaire classique avec une inventivité à nulle autre pareille, amusé par l’humour et le second degré jamais absents notamment dans les parties où le théâtre est associé à la danse, et intrigué par les scénographies pleines de trouvailles, d’artefacts mystérieux et les multiples références chorégraphiques, culturelles, politiques, scientifiques ou philosophiques qui font tout le sel de l’expérience Forsythe.

Le titre Impressing the Czar évoque la Russie, les fastes de la cour impériale et l’apogée de l’art chorégraphique classique. C’est à un voyage iconoclaste et déjanté dans l’histoire de la danse que nous convie William Forsythe au fil des 4 parties de son œuvre.

Impressing the Czar - Photo Ian Whalen

Impressing the Czar – Photo Ian Whalen

Dans la première partie « Signature Potemkine », le rideau s’ouvre sur une salle d’exposition où s’entassent les richesses d’un collectionneur que l’on est en train de déménager. Il y a des objets, toiles, sculptures, curiosités tel un échiquier géant, et aussi des danseurs qui figurent les grands mouvements qui ont façonné la danse. Sur le Quatuor à Cordes n°14 de Beethoven, décliné et trituré par Thom Willems, on assiste à la rencontre improbable d’un Saint Sébastien alias Mr. Pnut qui prend une pose inspirée des bas-reliefs antiques, de courtisans dansant le menuet, de personnages de ballet romantique, de danseuses qui semblent évadées d’un ballet narratif de Neumeier ou Cranko, de danseurs post-modernes et de deux clones ratés de Michael Jackson ou des Blue Brothers, les frères Grimm. La chef d’orchestre de ce joyeux capharnaüm est Agnes, une femme d’âge mur dans un uniforme d’écolière, qui donne des renseignements au téléphone sur Mr. Pnut et déclame des miscellanées dont je n’ai pas saisi la moitié. Je trouve que ce détour du côté du théâtre de l’absurde et le discours sur le consumérisme et l’aliénation de l’homme par la télévision paraissent un peu datés, mais il y a tant de choses à voir sur scène que l’on n’a pas le temps de s’y attarder. Le final est assez extraordinaire avec un grand détournement des codes du ballet classiques entre la parodie de la pantomime, les danses de caractères qui se transforment en des chorégraphies aux accents de musical latino ou de Bollywood.

In the Middle, Somewhat Elevated - Svetlana Gileva, Gareth Haw et Courtney Richardson

In the Middle, Somewhat Elevated – Svetlana Gileva, Gareth Haw et Courtney Richardson

En rupture avec cette première partie et les deux suivantes, la deuxième partie est constituée d’une pièce préexistante, chorégraphiée en 1987 pour le Ballet de l’Opéra de Paris, l’iconique « In the Middle, Somewhat Elevated », sans doute l’œuvre la plus connue de William Forsythe. Cette section est à Impressing the Czar ce que les actes blancs sont aux ballets de Petipa, un concentré de danse à l’état pur, un manifeste de l’art du chorégraphe, de sa maîtrise de l’espace. C’est l’occasion d’admirer les solistes du Semperoper Ballett, notamment Svetlana Gileva et le virtuose István Simon.

In the Middle, Somewhat Elevated - Zarina Stahnke et Istvan Simon

In the Middle, Somewhat Elevated – Zarina Stahnke et Istvan Simon

Avec la troisième partie « La Maison de Mezzo-Prezzo », on retourne du côté du burlesque et de l’absurde avec une vente aux enchères présidée par Agnes, dont le lot vedette est Mr. Pnut, emprisonné dans une télévision. Après les sommets de « In the Middle, Somewhat Elevated », c’est compliqué de se passionner pour ce passage bavard et un peu confus qui se conclut par la mort de Mr. Pnut d’une flèche (souvenez-vous de Saint-Sébastien), un Mr. Pnut dont le costume évoque celui d’Hilarion, l’amoureux malheureux de Giselle.

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Impressing the Czar – Photo Ian Whalen

La dernière partie est totalement azimutée avec 38 danseuses et danseurs grimées en collégiennes (perruques à la Louise Brooks, jupes plissées noires, chemisier et chaussettes blanches) qui entament une danse tribale, telle des Willis déchaînées, autour du corps de Mr. Pnut qui ressuscite, une chorégraphie qui se structure peu à peu, établissant avec une ironie distanciée un troublant parallèle entre les ensembles des actes blancs du ballet romantique et ceux des clips qui tournaient en boucle sur MTV à la fin des années 80.

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